Pour la nuit
Georges Iliopoulos
2024
La nuit monte dans l’appartement. Rien d’extraordinaire, elle sort des coins pour se diffuser dans l’espace. Certaines couleurs et certains détails s’effacent, mais pour mieux laisser s’exprimer d’autres nuances et jamais entièrement ; notre mémoire au moins les y conserve un peu. La cheminée courbe au fond de la pièce tend à s’aplatir contre le mur qui la soutient, les livres, les images et les quelques objets décoratifs à se confondre. Certaines masses se densifient à mesure que leurs contours tremblent, les profondeurs s’épaississent. La lumière dorée du réverbère dans la cour prend de la vigueur, elle s’affirme et s’étale sur les voilages des fenêtres. À l’intérieur, elle teinte par contraste les murs autour d’un bleu obscur. Dans un renfoncement, le fond d’or d’une icône grecque, représentant Saint-Georges terrassant le dragon, rayonne doucement comme pour lui répondre.
Non sans une certaine finesse perceptive, les Grecs faisaient de l’obscurité de la nuit une sorte de brume [1]. L’idée me vient d’architectures faites pour cette brume, que viendraient plus ou moins dissiper les « courants de soleil » [2]. Des architectures faites spécialement pour la nuit. Où l’on se glisserait en fin de journée, pour y rester le temps nécessaire au déploiement de la perception nocturne, pour y scruter les modifications de l’espace.
J’avoue n’être pas tout à fait convaincu par les distinctions entre la nuit, l’ombre et la pénombre, l’obscurité ou les ténèbres, lorsqu’elles sont établies de manière tranchée en catégories étanches. Souvent, le propos qui entend les justifier vient d’ailleurs les démentir par des flottements et des glissements. Certes, on peut sans doute y distinguer des différences de degré. Mais tout ce à quoi renvoient ces signifiants semble d’une même nature phénoménologique, si l’on peut dire. Si toute obscurité n’est pas strictement nocturne, la nuit apparaît comme l’immense et quotidienne conquête du ciel menée par l’obscurité aux dépens de la clarté généralisée du jour. Ce qu’on désigne comme nuit est l’ombre propre de la planète sur laquelle nous marchons. Et les ténèbres en sont une certaine concentration, teintée de crainte ou d’angoisse, nourries de récits, de littérature et de religion. Il s’agit plutôt de variations d’un même phénomène, ou du moins d’un faisceau serré de phénomènes apparentés. S’il peut être parfois pertinent d’en relever les spécificités, pour les appréhender plus finement, on aurait tort de vouloir les dissocier trop nettement, dans le discours comme dans l’expérience.
Phénoménal, notionnel et linguistique, ce faisceau doit sans doute être saisi par contraste avec celui du jour, de la clarté, de la lumière et de tous les phénomènes frères qu’on voudrait ajouter. C’est presque une évidence, pourtant on y insiste rarement : jour et nuit, lumière et ombre, clarté et obscurité ne peuvent pas non plus être absolument dissociés. Ce sont des notions, des phénomènes relatifs que l’on approche dans l’expérience et le discours qu’en tant qu’ils forment, pour le dire avec Baldine Saint Girons, des « “paires contrastées”, des couples de complémentaires, aux relations mouvantes » [3], où jamais l’un des termes n’oblitère ni ne défait tout à fait sa complémentaire. Même au midi le plus implacable, il y a des ombres, par contraste concentrées et endurcies dans l’éclat même du jour. La nuit la plus sombre recèle toujours des « fractions nitescentes », disséminées un peu partout, sources ou reflets. Scrutant le noir qui semble un moment complet, nos cellules optiques colorent et diaprent le monde ; rémanences et phosphènes y essaiment par l’excitation spontanée ou légèrement différée de nos nerfs, elles y forment même parfois un fascinant kaléidoscope. Même dans les ténèbres, la mémoire ou l’imagination font naître quelque rassurante lumière. Question de dosage donc, mais fluide, de compositions momentanées des complémentaires, question de perspective sans doute aussi.
Dans son essai sur l’architecture traditionnelle du Japon, alors en déclin, Tanizaki Jun’ichirô, exhortait à voir l’ombre. (Je ne sais pas quel est le mot japonais ainsi traduit en français, quelle est sa place dans le champ sémantique de la nuit, comment cette langue précise le faisceau de phénomènes et le découpe en obscurité, pénombre, ténèbres, etc.) Tanizaki lui rendait sa positivité sensible, sa présence dense et son intensité, refusant d’en faire une simple privation et insistant sur l’« émotion particulière à contempler la pénombre amoncelée » [4]. Il parvenait à faire sentir au lecteur sa « qualité brumisée de noir » [5], un « noir qui se voit », et insistait sur son rôle central dans le mode et les habitudes de vie du Japon d’alors : « pour nous, “habiter” signifie ouvrir un parasol appelé “toit” pour poser une pièce d’ombre au sol, et établir notre demeure dans cette pénombre » [6]. Il suggérait aussi que dans la plus nuit la plus profonde, comme dans le brouillard le plus opaque [7], on y voit bien quelque chose, serait-ce une masse compacte, un inévitable écran, gris ou noirs. Écran et masse qui ne sont jamais tout à fait purs d’ailleurs, si l’on veut bien y prêter attention : s’y ébauchent toujours des formes ou des suspicions de formes.
Tanizaki décrivait des architectures où une nuit artificielle et presque perpétuelle était techniquement et habilement produite, entretenue, contrastant avec le jour au-dehors. Des architectures bien différentes, donc, de celles auxquelles nous sommes habitués et qui se veulent toujours davantage ouvertes à la lumière du jour. Dans nos habitations actuelles, l’expérience de l’ombre est fondamentalement celle de la nuit qui monte et que l’on réfute bien vite jusqu’à l’heure choisie du sommeil [8].
J’insiste : peut-on faire des architectures pour la nuit, pour l’accueillir et lui répondre ?
Maurice Merleau-Ponty a lui aussi voulu rendre sa positivité à ce qu’on aborde par habitude ou par inattention comme un manque, un négatif, dans un texte où les « sans » restrictifs abondent pourtant :
Il nous faut reconnaître l’indéterminé comme un phénomène positif. […] Quand, par exemple, le monde des objets clairs et articulés se trouve aboli, notre être perceptif amputé de son monde dessine une spatialité sans chose. C’est ce qui arrive dans la nuit. Elle n’est pas un objet devant moi, elle m’enveloppe, elle pénètre par tous mes sens, elle suffoque mes souvenirs, elle efface presque mon identité personnelle. Je ne suis plus retranché dans mon poste perceptif pour voir de là défiler les profils des objets. La nuit est sans profils, […] elle est une profondeur sans plans, sans surfaces, sans distance d’elle à moi. […] c’est du milieu de l’espace nocturne que je m’unis à lui. [9]
Analysant ce passage, Georges Didi-Huberman a souligné avec justesse cette porosité du moi que révèle l’expérience de la nuit et qui peut nous troubler parfois profondément : « L’“espace nocturne” doit alors se comprendre comme une atmosphère qui s’infuse dans le “moi” » [10], qui nous confond avec toutes les choses baignées et imbibées de cette même atmosphère. Sans doute Merleau-Ponty décrit-il une expérience paradigmatique, extraordinaire ou presque idéale de la nuit, une expérience épurée des scories du quotidien. Nos expériences ordinaires de la nuit sont sûrement moins complètes, moins parfaites ou plus tendancielles : des profils résistent dans la nuit, notre moi s’entête toujours et finit par regagner un peu de fermeté, par allumer une lumière et vaincre. Ces expériences subsistent pourtant, et leur leçon d’une identité ouverte à l’altérité.
Quel que soit le degré parfois vertigineux d’indétermination où la nuit nous plonge, quelle que soit l’épaisseur opaque de l’obscurité qui monte, on y voit pourtant bien toujours quelque chose : une couleur, un écran, une brume, une profondeur. Certains phénomènes y sont même mieux perçus que dans la clarté du jour, comme l’a montré Baldine Saint Girons dans son étude de la nuit et de ses marges, réelles ou peintes. Car la nuit s’oppose au jour, « non comme l’invisible au visible, mais comme un ensemble d’éclairages, de chromophanies et d’articulations spatiales spécifiques » [11]. Loin de nous anesthésier et d’offusquer le sensible, le visible, elle permet d’en mieux saisir l’apparition et la présence :
Le propre de la nuit est de faire jaillir la lumière avec une intensité accrue sur un fond noir qui absorbe les rayonnements et n’en réfléchit aucun. […] La nuit ne fait pas de nous des aveugles. Il est vrai qu’elle nous menace d’abord de cécité et qu’elle supprime une part de notre vision diurne. Mais elle rend visible le principe de visibilité que la lumière du jour dissimule au bénéfice d’un visible étale ; […] elle ouvre un autre type de vision, la vision marginale […]. Aux lumières dont la source échappe au regard, en produisant une clarté unifiée, s’opposent donc celles qui luisent doucement ou fulgurent au sein des ténèbres. [12]
Par les jeux subtils et changeants de contrastes qu’elle instaure avec la lumière, l’obscurité de la nuit met celle-ci en valeur… en lumière, si l’on peut oser ce jeu de mots qui pourtant nous dit bien quelque chose du clair-obscur ; ce n’est d’ailleurs sans doute pas un hasard si les langues française et italienne, au moins, ont cristallisé en une solide forme substantivée ces deux adjectifs complémentaires (et non opposés). Au lieu d’étouffer le visible, « la nuit cerne d’un tapis d’ombre les scintillements dont elle accroît la grandeur apparente et l’intensité. C’est par le même mouvement qu’elle soustrait à mon regard une partie du visible et me donne une vision plus pénétrante de son principe. » [13] Le noir de l’ombre ou de la nuit est « d’abord un puissant agent d’intensification : il oblige les lumières ou les couleurs suffisamment vives à se concentrer, au lieu de se diluer. » [14] Certes, la vision nocturne nécessaire pour percevoir la richesse des effets de l’obscurité et de la lumière qu’elle avive est d’abord ressentie comme un effort, imposé, pour surmonter la métamorphose troublante quoique bien ordinaire du sensible. Mais dans cet effort, la sensibilité se sent elle-même à l’ouvrage. Baldine Saint Girons en explique ainsi les rouages physiologiques :
[…] dans les conditions scotopiques, c’est-à-dire lorsque règne une relative obscurité, les images se forment sur la périphérie de la rétine et mettent en action des photorécepteurs en forme de bâtonnets qui abondent, eux, dans les marges de la fovéa. La vision de nuit est donc une vision latérale, biaisée et périphérique ou « fourbe », comme disent les astronomes. Comme chacun l’éprouve, nous n’y parvenons qu’après un temps d’hésitation, plus ou moins pénible. Il faut que notre regard se décale par rapport à son axe central et que nous nous mettions à voir autrement. [15]
Un regard oblique, décalé, certes, mais qui permet justement de saisir certains phénomènes furtifs, fuyant le face à face, de découvrir aussi par moments des aspects insoupçonnés des choses ou des images que l’on connaît trop bien parce qu’on les regarde droit dans les yeux, dans le jour.
Tanizaki, encore, a superbement décrit comment l’obscurité « cerne et rehausse la brillance des ors » [16] qui parsèment la laque makie des meubles et des objets dans l’intimité noire des architectures japonaises traditionnelles. Comment, dans le même mouvement, elle les nuance pour les enrichir et les sauver du clinquant :
Devant des coffres, dessertes à livres ou commodes en laque lisse et brillante, décorés d’incrustations voyantes, vous jugerez ceux-ci d’une ostentation agaçante, voire vulgaires ; mais enduisez-les du noir complet de l’espace qui les enveloppe, remplacez le soleil ou la lampe électrique par la lumière d’une unique lampe à huile ou d’une bougie, et ces choses arrogantes se trouveront à faire le grand plongeon, soudain chics et posées. C’est que les artisans d’autrefois avaient précisément en tête cette pièce sombre et recherchaient un effet sous lumière pauvre lorsqu’ils enduisaient des motifs d’or sur ces ustensiles. Il faut de même admettre que la surenchère de doré était la conséquence de leur réflexion sur la façon dont l’or surgirait des ténèbres et réfléchirait la flamme de la lampe à huile. Car en effet, cette peinture à la poussière d’or n’était pas faite pour être scrutée brutalement d’un seul coup d’œil dans un lieu éclairé, mais découverte peu à peu dans un lieu sombre au hasard d’une nouvelle partie qui luit discrètement. C’est dans la mesure où la plupart de ses motifs extravagants demeureront cachés dans le noir qu’ils provoqueront une émotion indescriptible. […] La laque se saisit de-ci de-là des ombres de la lampe […] et les fait jouer timidement, dans l’intermittence et l’éphémère, jusqu’à tisser des motifs à la poudre d’or sur la nuit elle-même. [17]
« Lumière pauvre », on pourrait tout autant parler d’une ombre riche, dans laquelle ces objets d’art ou d’artisanat sont sertis et qui a guidé leur élaboration et leur fabrication. Comme on parle d’œuvres in situ pour désigner celles qui sont conçues pour un lieu singulier, auquel elles adhèrent de manière intrinsèque, ces objets sont, plus librement certes, d’une manière plus mobile et plus fluide, in umbrae ou in noctis : leur poïétique a intégré au cœur même de son processus leur future et paradoxale perception dans l’obscurité. Et l’on devrait en faire l’expérience dans ces conditions bien particulières. Ces objets adhèrent ainsi à l’obscurité, une adhérence essentielle aux expériences esthétiques auxquelles ils nous convient et que leurs auteurs souhaitaient, entre autres visées sans doute, provoquer avec leurs œuvres. Et l’une des spécificités de ces expériences est que la brillance des ors dans la nuit réclame en effet l’acuité d’une vision latérale, que l’on prenne un point de vue oblique ou que la vision s’exerce du coin de l’œil. Tanizaki décrit ainsi l’émerveillement que suscite en lui la découverte d’un paravent doré, la surprenante et souple richesse de ses reflets « dans une pièce au fin fond d’une grande construction, où aucune lumière ne parvient plus » [18], ou presque plus :
Je passe devant, je me retourne pour le voir et le revoir, et au fur et à mesure de mon déplacement, de face, puis sur le côté, la surface du papier d’or qui brille comme un reflet des profondeurs lentement s’élargit. Il ne scintille pas, non, comme un géant qui tourne la tête cela prend du temps. Parfois même, vous découvrez que les particules d’or à sa surface en « peau de poire », qui renvoyaient un reflet mat, comme endormi, s’enflamment maintenant que vous les regardez de côté, au point que vous vous demandez comment elles ont pu, en ce lieu si sombre, rassembler autant de rayons de lumière.
Mais c’est précisément parce qu’elles sont en ce lieu si sombre et qu’on les regarde de manière oblique qu’elles rayonnent autant, qu’elles manifestent avec autant de force l’ambiguïté du phénomène de luisance, son incertitude entre réflexion et émission d’une lumière qui disparaîtrait presque sans l’obscurité.
Moins éloigné de nous dans le temps, un artiste a su créer, précisément à l’aide de moyens l’architecturaux, des poches de nuit artificielle pour donner à voir le principe de visibilité et les conditions de la perception.
En 2018, James Turrell remontait ou plutôt reconstruisait Cherry (1998) dans le vaste patio central, baigné de lumière naturelle, du Musée d’arts de Nantes. De l’extérieur, c’était une énigmatique structure architecturale, une masse blanche et lisse au sein du vaste volume du bâtiment centenaire, dont l’intérieur avait lui aussi été récemment blanchi et épuré, white cube-isé. Je m’en approche, une médiatrice postée à l’entrée de l’installation m’accueille et me donne les quelques instructions à suivre. Grâce aux livres je les connais déjà, ainsi que les grandes lignes de l’expérience proposée Turrell avec Cherry. Mais certains aspects inattendus de l’expérience me surprendront.
Par l’unique entrée ménagée dans la structure, je pénètre dans un couloir qui, au bout de quelques mètres, fait un demi-tour complet sur la gauche. Au bout de ce deuxième segment, nouveau demi-tour, sur la droite cette fois. Au terme de cette dernière longueur, une ouverture sur le mur de gauche me permet d’arriver enfin dans la pièce principale de l’installation. Ce jeu de corridors repliés les uns sur les autres constitue un sas perceptif, permettant d’assurer une obscurité a priori totale à l’intérieur de la structure ; aucun rayon de lumière venu du patio ne peut tourner, comme moi, à chacun des angles pour pénétrer jusque dans l’espace central. Ou plutôt, il s’agit là d’un véritable seuil de l’installation-architecture, vers son cœur obscur, nocturne, au sens où Walter Benjamin distinguait « soigneusement le seuil de la frontière. Le seuil (Schwelle) est une zone. Les idées de variations, de passage d’un état à un autre, de flux sont contenues dans le terme schwellen (gonfler, enfler, se dilater) » [19]. Si elle peut sembler rapide, la plongée dans l’obscurité de Cherry est en effet graduelle, progressive ; on doit passer par une zone de pénombre, un entre-deux du jour et de la nuit, en ralentissant à mesure que l’obscurité s’épaissit et que notre vue s’assombrit, et l’on peut toujours, par crainte des ténèbres, rebrousser chemin vers la rassurante clarté. Pour franchir ce seuil tortueux, la médiatrice m’avait invité à tâtonner, à toucher les murs pour me déplacer ; en avançant, j’appose donc de plus en plus franchement la paume des mains sur les cloisons lisses qui m’enserrent. Le passage du seuil est ici non seulement topologique mais physiologique, perceptif et mental : on passe du dehors au-dedans, d’une sensibilité diurne à une perception nocturne, d’une attention transitive et peut-être éparpillée entre diverses considérations pratiques (prendre les transports pour venir au musée, acheter le billet d’entrée, discuter avec les agents d’accueil et les médiateurs) à une concentration sur l’expérience menée actuellement. Heureux hasard, je suis seul quand j’entre et découvre l’installation.
Dans la pièce centrale, j’envisage d’abord de continuer à suivre consciencieusement les instructions : attendre 15 à 20 minutes, le temps que mes rétines s’accoutument à l’obscurité. Dans un tel contexte, cette brève durée paraît pourtant bien longue (je suis certes peut-être impatient), je commence à me déplacer dans la pièce, lentement. Ne pas percevoir par la vue les limites de son propre corps (je ne distingue même pas ma main lorsque je la positionne juste devant mon visage) induit une proprioception paradoxale, une sensation vive et contradictoire de sa propre présence. Dans Cherry, je ressens d’abord mon corps d’une manière particulièrement exacerbée, chacun de mes déplacements précautionneux, chacun de mes mouvements que je tente dans le noir ; je fais l’expérience attentive de ma propre présence, je sens intensément que je suis là. Mais c’est une présence qui est presque rayonnante ou diffuse ; je ne saisis pas clairement les limites entre mon moi-corps à la fois percevant et vivement ressenti et la brume noire dans laquelle j’évolue et me perds. Merleau-Ponty et Didi-Huberman ont raison : cette nuit artificielle, encapsulée dans une architecture provisoire, m’infuse de toute part et m’imprègne. L’espace est ici une épaisseur, une profondeur perceptive dans laquelle je m’enfonce pour me confondre en partie.
La médiatrice m’avait prévenu : à mesure que le temps s’écoule, un rectangle rouge, une sorte d’écran, apparaît sur le mur du fond (mes déplacements m’avaient désorienté, la couleur m’offre à nouveau une direction). Il s’affirme et se précise peu à peu. D’autres détails, inattendus eux, surgissent : je me rends compte que deux projecteurs, probablement positionnés à équidistance de l’entrée de la salle et du rectangle au fond, projettent une très faible lumière contre les murs latéraux. Outre l’écran rouge, il y donc deux sources de lumière : l’obscurité n’est pas totale. Je me rends compte aussi que je les perçois effectivement mieux du coin de l’œil, dans une vision marginale et oblique. Je commence à saisir plus nettement les contours de mon propre corps, je vois bien la forme de mes bras et de mes mains quand je les agite. Mes pieds, eux, restent perdus dans l’obscurité du sol, dans un effet légèrement vertigineux. D’un coup, le mur du fond m’apparaît tout entier, délimitant brusquement l’espace intérieur de l’installation dont la profondeur ne pouvait auparavant être mesurée ni même devinée.
Je suis le reste des instructions : une fois le rectangle rouge tout à fait net, je m’en approche pour le toucher. Je tends la main droite : mes doigts s’enfoncent dans le rouge, dans la lumière, leurs contours sont embrumés par la couleur. Ce qui me semblait être un rectangle solide est réalité une ouverture, une sorte de fenêtre sur une seconde pièce, saturée d’une très faible lumière rouge. Le jeu du monochromatisme et de l’effilement des bords de l’ouverture a créé cette illusion première d’une surface tangible, illusion que le corps dissipe seulement en s’y engageant en partie [20]. Comme dans nombre de ses propositions, savamment élaborées et déclinées depuis des décennies, Turrell m’a fait ainsi sentir ce que je sens, voir comment je vois [21], il a utilisé « la lumière comme matériau afin de travailler le médium de la perception » [22]. Avec cette nuit profonde dans laquelle il m’a invité à me plonger, il a mis en évidence le principe de visibilité ; en choisissant de maintenir celui-ci à un état d’extrême ténuité, il l’a laissé émerger, se manifester tout en douceur mais d’une manière irrésistible, m’engageant par-là à m’attarder attentivement sur le déploiement de cette manifestation.
J’entends des voix et des rires qui approchent. Deux personnes entrent, amusées par l’obscurité, par leur difficulté à se déplacer et sans doute par leur légère peur de se cogner ou de trébucher (seul, trop sérieux peut-être, j’avais raté cette dimension presque ludique de l’installation). Elles sont à présent dans la salle. Je me rends compte que, puisque je ne parle pas et que le sol mou amortit complètement le son de nos pas, elles n’ont pour l’instant aucune idée de ma présence. Pour elles, je suis encore invisible, « les choses me sont cachées, mais je suis moi-même cachée ou plutôt je n’ai plus besoin de me cacher, puisque la nuit me cache et ne me réfléchit pas ; des images de moi ne traînent plus dans le monde. » [23] Je fais complètement corps avec l’obscurité, j’ai l’impression d’être un peu devenu nuit, d’avoir ainsi exaucé le vœu de Zarathoustra : « Ah ! que ne suis-je nuit ! Mais c’est ma solitude d’être ceint de lumière. / Ah ! que ne suis-je sombre et nocturne ! » [24]. Je m’amuse quelques minutes de cette invisibilité, je me souviens (avec hubris ?) des dieux d’Homère qui s’habillaient de brume pour se cacher des mortels. Je me faufile entre les deux personnes avant que leurs yeux accoutumés à l’obscurité ne me devinent. Une fois sorti de Cherry, dans la clarté maintenant presque violente du patio qui me fait cligner des yeux, un doute me prend : la pièce était-elle vraiment vide quand j’y suis moi-même entré ?
Maki Cappe a fait le récit de son expérience d’une autre installation de Turrell, Minamidera (1999), réalisée cette fois en collaboration avec Tadao Andō sur l’île de Naoshima. À l’instar de Cherry, cette œuvre propose « une expérience de la visibilité dans un lieu construit pour neutraliser la lumière » [25]. Mais la dimension architecturale est alors encore plus prégnante : Minamidera est une véritable « maison-œuvre », l’un des Art House Projects de l’île, « petits pavillons investis par les artistes et installés parmi les maisons des habitants » [26].
La philosophe décrit l’entrée dans cette architecture-installation et l’expérience menée dans l’obscurité, parmi un groupe de visiteurs guidés par une hôtesse :
Face à une maison minimaliste moderne aux résonances traditionnelles, construite en bois sombre, sans fenêtres ni portes apparentes, les spectateurs dont je fais partie sont invités à patienter […]. L’architecture savamment travaillée dans laquelle nous nous introduisons est un espace difficile à appréhender et impossible à décrire dans ses particularités physiques, du fait d’un aveuglement brutal provoqué par le passage soudain de la lumière extérieure à l’obscurité totale. Nous suivons cette hôtesse dont la voix est un guide, touchant du bout des doigts la texture rêche du bois vertical des murs jusqu’à atteindre, depuis ce qui semblait précédemment être un couloir, un espace central, une pièce. [27]
Un procédé similaire à Cherry est ainsi mis en œuvre pour ménager un seuil vers la nuit que renferme à dessein l’architecture, afin de donner à voir le principe de visibilité et de travailler, de faire travailler la perception des visiteurs. Il leur faut at-tendre, c’est-à-dire tendre vers ce qui va, peut-être, leur ad-venir :
Nous patientons, en silence, sans savoir pourquoi ni pour combien de temps, dans une obscurité à laquelle notre attente se confronte. […] Petit à petit, un écran semble se dessiner sur le mur du fond, face à nous. Serions-nous installés sur des gradins ? Nous remarquons en effet que le sol paraît à présent incliné, à la manière d’une salle de cinéma ou de spectacle. Une image vidéo va-t-elle être projetée ? L’attente se prolonge, focalisée à présent sur l’apparition d’une image lumineuse.
Comme dans mon expérience de Cherry, la perception soupçonne d’abord, s’intensifie et s’aiguise, pour saisir ce qui apparaît lentement, d’abord ténu et fuyant, puis d’une évidence presque tangible. Mais pour Maki Cappe, l’écran garde son énigme jusqu’aux explications données par la guide : « une étroite ouverture située dans un renfoncement de la pièce fait entrer un mince filet de lumière du dehors au-dedans (ce que nous prenions pour un écran éteint). Cette fente dans le plafond signe l’intervention de James Turrell, intitulée Backside of the Moon. Il n’y a en somme presque rien à voir. » [28]
Outre le travail de la perception (au double sens du génitif, d’une part d’un travail sur la perception par l’artiste et l’architecte, d’autre part d’un travail mené par la perception des visiteurs, dans une installation qui invite à « mettre les sens à l’œuvre » [29]), Maki Cappe souligne la composante imaginative de l’expérience de Minamidera, composante dynamisée par l’aveuglement initial de la plongée dans l’obscurité : « il s’agit de mettre à l’épreuve la réalité objective en découvrant la puissance de l’imagination au cœur de l’activité perceptive. » Je dois pour ma part confesser, lors de ma découverte de Cherry, une focalisation sur mes perceptions actuelles, une adhérence presque, qui ne laissait pas une grande place à l’imagination. Peut-être parce je connaissais déjà les rouages de l’expérience proposée par l’installation-architecture, contrairement à Maki Cappe semble-t-il. Cependant, celle-ci décrit également l’expérience de dissolution de soi dans l’obscurité, qui paradoxalement « se conjugue à un sentiment intensifié de présence à soi » [30], dans son cas vécue d’emblée en compagnie d’autres personnes. Plongée dans la nuit noire de l’architecture, elle regagne peu à peu sa faculté de vision, dans un aiguisement d’abord presque inconscient de sa sensibilité, qui la surprend lorsqu’elle se rend tout à coup compte de sa vision recouvrée, précisément grâce à la présence devenue perceptible de leur guide : « Après un certain temps, l’hôtesse-guide réapparaît et nous sommes saisis alors de la voir si bien, nous qui pensions être dans le noir le plus total. » [31] La philosophe y mène ainsi l’expérience d’une « constitution progressive du soi (après sa dissolution brutale) » [32], indissociable de la manifestation de la co-présence d’autrui.
Au moyen d’une architecture renouvelant certaines spécificités des habitations traditionnelles japonaises que Tanizaki louait presque un siècle auparavant, Tadao Andō et James Turrell sont ainsi parvenus à « porter au degré adéquat de faiblesse » [33] la lumière qui entre dans le cocon d’obscurité du bâtiment, même s’il ne s’agit évidemment pas (malheureusement ?) pour les visiteurs d’y habiter ni même d’y séjourner. À la lecture du récit de Maki Cappe, une interrogation me vient cependant. Comme les maisons historiques du Japon et contrairement à Cherry, cette installation-architecture est directement ouverte au monde extérieur, au jour et à la nuit, ou plutôt entrouverte ; c’est bien la lumière du dehors qu’on y perçoit à mesure que la sensibilité s’y aiguise et s’y déploie. Le titre de l’intervention de Turrell sur l’architecture d’Andō, Backside of the Moon, évoque d’ailleurs la luminosité du ciel nocturne, la douce réflexion de la lune, même si c’est de manière paradoxale en désignant son envers invisible car constamment masqué à nos regards terrestres. Que deviendrait l’expérience de Minamidera si on l’étirait jusqu’au crépuscule et la montée de la nuit ? (Et quelle peut être cette expérience de la montée de la nuit dans les habitations japonaises traditionnelles, expérience que Tanizaki ne décrit pas ?) Comment résisterait l’écran lumineux, comment se modifierait-il ? L’éclairage urbain, se diffusant dans l’atmosphère probablement humide de l’île, serait-il suffisant pour continuer à percevoir quelque chose ? Sans doute, mais quelles couleurs apparaîtraient, avec quelles variations, quelle intensité ? Et par une nuit de pleine lune ? En bref : comment la nuit engendrée par l’architecture serait-elle modulée par la nuit extérieure, à travers l’interstice ménagé au plafond ? La lecture du récit de Maki Cappe, que je commence donc à retoucher par l’imagination, me fait alors revenir une dernière fois sur ma propre expérience de Cherry : quel tour aurait pris ma sortie de l’installation si elle s’était faite de nuit, dans une architecture muséale plongée dans la pénombre, sans éclairage intérieur, avec seulement la faible lumière du ciel nantais tombant de la verrière dans le patio ?
Appel.
De quelles multiples manières l’architecture peut-elle mettre en œuvre ces troublants « pouvoirs de la nuit » [34] ? Les pouvoirs d’une obscurité brumeuse qui indétermine le moi et le monde, sa capacité d’infiltration de nos subjectivités poreuses, ouvertes à l’espace et à la présence d’autrui ?
Quelles architectures pour la nuit, pour nous faire habiter la nuit et son épaisseur sensible, pour ménager des interstices et des seuils vers sa profondeur ? Pour faire fructifier sa puissance paradoxale de monstration et d’intensification du principe de visibilité, ses potentialités esthétiques, ce que l’indéterminé y fait apparaître ?
Quelles architectures pourraient attiser, aiguiser cette perception nocturne fine, souvent flottante mais intensément, qui se déploie à la mesure de l’obscurité qui monte ou dans laquelle elle se plonge à dessein pour la scruter ? Quelles architectures pour une vision marginale, volontairement oblique, et pour la prudence lente du corps dans le noir, pour les explorations tâtonnantes ? Pour y sertir des œuvres, des matières et des motifs in noctis ?
S’il y a bien des « arts nés de la nuit […] : la musique, la poésie, la littérature, le théâtre, le cinéma », la peinture surtout, quelles nuits peuvent naître de l’architecture ?
1] Richard B. Onians, Les origines de la pensée européenne sur le corps, l’esprit, l’âme, le monde, le temps et le destin [1934], trad. B. Cassin, A. Debru et M. Narcy, Paris, Seuil (« L’ordre philosophique »), 1999, p. 499.
[2] Marcel Proust, La Prisonnière [1923], in À la recherche du temps perdu, t. III., Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 1988, p. 692.
[3] Baldine Saint Girons, Les marges de la nuit. Pour une autre histoire de la peinture, Paris, Éditions de l’Amateur, 2006, p. 157. Citation suivante, ibid.
[4] Tanizaki Jun’ichirô, Louange de l’ombre [1933], trad. R. Sekiguchi et P. Honnoré, Arles, Éditions Picquier, 2017, p. 60.
[5] Ibid. p. 91. Citation suivante, ibid.
[6] Ibid. p. 53.
[7] Sur la possible richesse de la perception du brouillard, voir Marianne Massin, « Les plaisirs esthétiques d’une attention désorientée et paradoxale. Variations artistiques », in Odradek, Vol. VII, n° 2, 2021.
[8] Sur l’importance de l’obscurité pour le sommeil et sur les différentes perturbations causées par l’extension excessive de la luminosité, voir Ramzig Keuchyan, Les Besoins artificiels. Comment sortir du consumérisme, Paris, La Découverte, 2019, p. 7-12.
[9] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception [1945], Gallimard (« Tel »), 1976, p. 335.
[10] Georges Didi-Huberman, Brouillards de peines et de désirs. Faits d’affects, 1, Éditions de Minuit (« Paradoxe »), 2023, p. 399.
[11] Baldine Saint Girons, Les marges de la nuit. Pour une autre histoire de la peinture, op. cit., p. 12.
[12] Ibid. p. 10.
[13] Ibid. p. 32-33.
[14] Ibid. p. 145.
[15] Ibid. p. 26.
[16] Ibid. p. 10.
[17] Tanizaki Jun’ichirô, Louange de l’ombre [1933], op. cit., p. 44-46.
[18] Ibid. p. 64. Citation suivante, ibid. p. 64-65.
[19] Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, trad. J. Lacoste, Paris, Cerf, 1989, p. 513
[20] Sur le travail des bords dans l’œuvre de Turrell, voir Georges Didi-Huberman, L’Homme qui marchait dans la couleur, Paris, Éditions de Minuit, 2001, p. 76-78.
[21] Voir l’entretien donné par Turrell dans Art Press, 157, p. 20
[22] Propos de James Turrell, entretien avec G. Tortosa paru dans Art Press, n° 157, avril 1991, p. 18-20.
[23] Baldine Saint Girons, Les marges de la nuit, op. cit., p. 34.
[24] Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra. Un livre pour tous et pour personne [1883-1885], trad. G. Bianquis, Paris, Aubier-Montaigne, p. 221.
[25] Maki Cappe, « Des sens à l’œuvre : repenser la notion d’œuvre au moyen de l’atmosphère », in Pistes, Revue de philosophie contemporaine, 4, 2023, p. 37.
[26] Ibid. p. 31.
[27] Ibid. p. 32. Citation suivante, ibid.
[28] Ibid. p. 33.
[29] Ibid. p. 36. Citation suivante, ibid.
[30] Ibid. p. 39.
[31] Ibid. p. 32.
[32] Ibid. p. 40.
[33] Tanizaki Jun’ichirô, Louange de l’ombre [1933], op. cit., p. 61.
[34] Baldine Saint Girons, Les marges de la nuit, op. cit., p. 17. Citation suivante, ibid.