Matières architecturales

Georges Iliopoulos

2024

FR

On a parfois tendance à laisser de côté la dimension proprement matérielle de l’architecture : sont privilégiés les volumes, les dimensions et les proportions, la géométrie d’ensemble, l’espace et ses possibilités aménagées de circulation. Bref, on néglige ou on subordonne alors la matière au profit de la forme architecturale. Forme qui d’une manière générale a été considérée dans l’histoire de la pensée comme supérieure à la matière d’un point de vue axiologique, comme l’authentique réalité, comme la source du sens, etc. D’une façon plus concrète, cette préséance qui lui a été donnée dans le discours et dans l’expérience de l’architecture est sans doute liée en partie au rôle crucial dans la pratique architecturale du dessin dans ses multiples déclinaisons (plans, coupes, axonométries, etc.), dessin qui influence aussi l’approche intellective et sensible des usagers. Cela ne signifie pas, loin de là, que les architectes délaissent totalement la matière, ni que les usagers l’ignorent tout à fait au cours de leur expérience. C’est une banalité de le souligner, la matière est inséparable de la forme qu’on lui a fait prendre pour construire l’édifice, elle est nécessairement mise en forme ; réciproquement, cette forme architecturale n’existe que parce qu’elle est matérielle. Ces deux dimensions de l’architecture sont indissociables et les aborder par une dichotomie rigide relève indéniablement d’une dynamique d’abstraction, mais l’attention théorique et/ou perceptive peut de fait se focaliser davantage sur l’une ou l’autre. Si l’architecture est d’ordinaire envisagée de manière privilégiée par la voie formelle, il s’agira pour nous de nous engager sur les chemins rugueux de la matière.

Si toute matière n’est pas rugueuse, l’image de la rugosité peut cependant nous indiquer une démarche ou une direction. À partir d’une expérience littéraire de la pierre, le philosophe Clément Rosset a opposé le lisse au rugueux comme deux types d’approche et de perception du réel, comme « deux grandes possibilités de contact avec le réel : le contact rugueux, qui bute sur les choses et n’en tire rien d’autre que le sentiment de leur présence silencieuse, et le contact lisse, poli, en miroir, qui remplace la présence des choses par leur apparition en images. » [1] Dans le contact lisse au réel, les choses sont doublées non seulement par des images mais plus largement par des interprétations et des significations qu’on leur attribue, par les principes métaphysiques et idéaux qui sont censés les compléter et les justifier, par les possibles fantasmés qui devraient les sauver de leur idiotie (au double sens de « stupide, sans raison » et de « simple, unique »). Au contraire, dans le contact rugueux au réel : « La chose est à jamais telle qu’en elle-même, sans que transpire d’elle aucun signe, aucune signification. Pas question ici de “valeur ajoutée” ». Nous le verrons, cette absence de sens peut être nuancée sans pour autant « remplace[r] la présence des choses » par des interprétations extérieures. Comme tout silence, leur « présence silencieuse » est plutôt un « bruit fin qui est continu » [2] et qui se laisse entendre si l’on tait les significations toutes faites et si l’on tend l’oreille en une écoute fine des signifiances. Commençons pourtant en explorant par contact rugueux des architectures elles-mêmes rugueuses, après avoir caractérisé plus précisément la notion de matière. Car selon Rosset l’œuvre d’art (précisons : et d’architecture) constitue justement l’une des principales voies d’accès au réel dans son idiotie lorsqu’elle est comprise « en tant que plutôt révélatrice des choses de ce monde qu’occasion de s’en évader ».

Nous ne nous intéressons ici qu’au sens concret de la « matière ». Par son étymologie, le terme est d’emblée lié au monde architectural et à la construction d’édifices, en bois plus particulièrement :

Materia [qui possède tous les sens du français] est un terme de la langue rustique qui signifie proprement « substance dont est faite la mater », le tronc de l’arbre considéré en tant que producteur de rejetons, et donc issu de mater (-> mère) ; materia désigne en effet la partie dure de l’arbre par opposition à l’écorce et aux feuilles. Comme cette partie fournit le bois, materies s’est appliqué au bois de construction, dans la langue des charpentiers, par opposition à lignum (-> ligneux), et a donné plusieurs dérivés se rapportant à ce sens. Il s’est ensuite dit, dans la langue commune, de toute sorte de matériaux et a servi à rendre le grec hulê « bois » pris au sens figuré d’« origine, cause, sujet ». Il a fini par désigner la réalité sensible par opposition à l’esprit, dans la langue philosophique et religieuse […]. [3]

Dans son sens actuel et usuel, la matière regroupe au moins trois principales dimensions susceptibles d’intéresser de près la pratique architecturale. Il s’agit tout d’abord de la « substance dont sont faits les corps » [4] dans leur diversité. Elle est une substance, c’est-à-dire qu’elle existe en soi de manière objective (indépendamment d’un sujet) et qu’elle présente une certaine permanence, une persistance dans le temps (même si elle peut être malléable voire fluide ou gazeuse, les éléments matériels subsistent). Elle a une certaine étendue, plus ou moins précise (elle peut être plus ou moins facilement délimitée spatialement), une certaine masse plus ou moins compacte et solide (elle peut être plus ou moins facilement traversée ou présenter un obstacle aux autres entités matérielles du monde). Par ailleurs, elle est au moins en principe perceptible par un sujet, elle peut être appréhendée par ses différents sens. Si certaines matières, à l’état gazeux notamment, ne sont de fait pas perçues par les sens, elles peuvent cependant l’être à l’échelle de leurs composants élémentaires par la médiation d’instruments techniques. La matière est en ce sens concrète, par opposition aux abstractions saisies par la seule pensée. Enfin, elle se prête plus ou moins aisément à un travail de mise en œuvre, de mise en forme, de fabrication ou d’élaboration. Elle se fait alors plus précisément matériau, c’est-à-dire « donné que l’artiste [ou l’architecte] a décidé volontairement de soumettre à un ensemble d’opérations concertées » [5], un donné plastique dont la résistance « offre au travail de l’artiste l’appui nécessaire » pour être mené à bien.

 

Au cœur de la vieille ville de Muharraq, ancienne capitale du royaume de Bahreïn, le studio d’architecture dirigé par l’architecte néerlandais Anne Holtrop a réalisé deux ensembles architecturaux dont la présence matérielle étonne vivement au sein du tissu urbain. D’une part le Green Corner Building, un lieu d’archive, de réserve et de restauration d’œuvres d’art dans ses étages supérieurs, accessible au public au rez-de-chaussée dont l’espace est aménagé à la manière d’une habitation où l’on peut entrer librement. D’autre part une addition au Qaysariyah Suq (un marché) et la rénovation de l’Amarat Fahkro (un entrepôt), qui ont tous deux « joué un rôle important dans l'économie perlière, puisqu'ils abritaient des cafés où se déroulaient certaines des transactions d'achat de perles, et servaient d’espace où était réceptionné et stocké le bois nécessaire à la construction des flottes perlières » [6]. Dans ces deux ensembles, les façades sont constituées d’imposants blocs de béton couleur sable dont certaines surfaces déterminées ont été moulées directement dans le sol des deux sites. Concernant plus particulièrement le Green Corner Building :

Chaque moulage produit une empreinte unique sur l'élément. À l'emplacement des fenêtres et aux angles du bâtiment, le relief est visible, comme une coupe géologique dans le sol. À l'intérieur, le moulage du sable est répété dans les dalles de béton, qui sont fabriquées de la même manière [elles recouvrent les murs et les plafonds]. Devant les fenêtres, de grands volets peuvent être déplacés. Les volets (et la porte d'entrée) sont en aluminium coulé dans le sable, le relief étant orienté vers l'intérieur. Contrairement aux éléments en béton, les coulées d'aluminium sont creuses. Par les fenêtres, on peut voir l'intérieur des moules.

Dans le bâtiment du Qaysariyah Suq, ce ne sont pas les surfaces principales des éléments de béton mais leurs tranches se faisant face qui ont été moulées dans le sable. Elles brisent ainsi l’uniformité relativement lisse des surfaces principales des façades, créant un rythme architectural singulier et suggérant de paradoxales ruines (le but était de rappeler visuellement l’aspect de la pierre corallienne traditionnellement utilisée dans l’architecture du Suq).

Si le moulage du béton et de l’aluminium directement sur le site intéresse tant Anne Holtrop en tant que technique de production d’éléments architecturaux, c’est parce qu’il implique différents états successifs de la matière, qui subit ainsi des transformations évoquant selon l’architecte des « processus alchimiques » : il consiste en « la transition de fluides à des formes solides, marquant un changement significatif dans leur composition matérielle » [7]. Ce procédé de mise en œuvre du béton a pour résultat un fort effet de relief sur l’ensemble des façades des bâtiments, avec lequel joue la lumière du soleil si particulière de la région, intense mais souvent diffuse et adoucie par l’humidité ou par le sable en suspension dans l’atmosphère. Les surfaces richement texturées sollicitent le toucher autant que l’œil, elles invitent à longuement effleurer, à minutieusement palper, à fouiller presque toutes les anfractuosités de leur matière. Cette rugosité des surfaces, leur puissance d’interpellation sensible invite ainsi à un « contact rugueux » lui-même, quand bien même on serait informé des détails du processus technique de leur production et des destinations d’ordre pratique des bâtiments : les éléments de béton se présentent ici tels quels, massifs et complexes à la fois, dans leur matérialité brute. Ils sollicitent une véritable expérience esthétique, une expérience qui pour reprendre les analyses de la philosophe Marianne Massin « opère toujours au cœur du sensible, par des voies sensorielles, dans la singularité extrême de ce qu’impose le médium ou le matériau ; ajoutons qu’elle opère dans les conditions concrètes, particulières (et parfois contingentes) de sa mise à disposition » [8]. Dans une telle expérience, on intensifie sa propre présence au monde et à la variété de ses phénomènes, on accroît, on aiguise et déploie ses facultés perceptives dont l’acuité doit répondre à « l’irrésistible et magnifique présence du sensible » [9], selon la belle formule de Mikel Dufrenne que cite Marianne Massin : « Une telle présence me provoque, me saisit et sollicite mon attention, l’expérience esthétique intensifie cette attention ; contempler, écouter, humer, goûter [ajoutons : toucher, parcourir] sont des réponses actives à cette présence, elles visent aussi à l’épanouir. » La provocation de cette présence est particulièrement saisissante lorsqu’on découvre les architectures du studio Anne Holtrop par surprise, en passant par hasard dans la rue : elles nous frappent vivement, nous interpellent, on leur répond par notre sensibilité attentive. Cette réponse implique certes de s’arrêter et de prendre le temps de se détacher au moins en partie de la vie urbaine dans laquelle elles s’insèrent. On se rend disponible, par focalisation « distinctive et suspensive » de l’attention : « Je m’abstrais d’autres intérêts et contingences pour laisser se déployer l’attention que le sensible sollicite et aiguillonne ; abstraction paradoxale par laquelle je m’enfouis dans le sentir s’un moment concret. Désintéressement extrêmement intéressant » et fécond, susceptible de ramifications dans les expériences d’autres architectures, par jeu de contrastes et de similarités, ou dans la pratique quotidienne si l’on est soi-même architecte. Pour revenir à la distinction proposée par Clément Rosset, au cours de l’expérience esthétique le contact au réel n’est pas lisse, il ne se réduit pas au redoublement de ce réel dans la tentative de lui attribuer de l’extérieur une quelconque signification qui le justifierait. Au contraire :

on y considère le sensible pour lui-même, de manière intransitive […] et non comme le vecteur transparent d’une figure reconnaissable (ou du dévoilement d’un sens […]), on ne le réduit pas non plus à n’être que le signe de quelque chose ou un indice qui renverrait à une causalité extérieure et commanderait une action. En ce sens, cette opération d’autonomisation du sensible est aussi libération ; elle libère non seulement des urgences pratiques, mais des référents assignés ou des modes de perception habituels.

Si ces deux architectures puissamment matérielles du studio Anne Holtrop peuvent provoquer une telle expérience, rien ne la garantit pourtant : elle exige une disponibilité active et dynamique du sujet pour répondre aux « suggestions du sensible » [10]. Nous pouvons même parler avec la philosophe Baldine Saint Girons d’un véritable « acte esthétique par lequel nous nous tournons activement vers le monde et décidons de nous en laisser intéresser, charmer, voire même étonner, empoigner » [11]. Par de tels actes, « je “m’expose moi-même” de manière réitérée, plus ou moins consciente et volontaire, à l’altérité sensible ».  Car « accomplir des actes esthétiques, s’engager dans le sensible par un véritable travail esthétique, comporte toujours une dimension d’aventure, d’expérimentation, de risque ». Des actes esthétiques dont l’une des visées est précisément selon Baldine Saint Girons d’« approfondir la présence de la matière » [12].

Dans les réalisations du studio Anne Holtrop et plus généralement pour dans toute architecture où l’on peut parler d’une véritable « présentation esthétique » [13] des matières mises en œuvre, l’expérience ou l’acte esthétique est évidemment esthésique. Le distinguant de l’« Esthétique » entendue comme discipline des philosophes discourant sur l’art, Paul Valéry a forgé ce terme d’esthésique à partir du grec aisthesis (la perception, la sensation). Il désigne « l’étude des sensations » [14], en particulier l’étude des « excitations et des réactions sensibles qui n’ont pas de rôle physiologique uniforme et bien défini », c’est-à-dire qui ne sont pas assujetties à des nécessités d’ordre vital même si elles sont bien ancrées dans un corps vivant. C’est selon Valéry dans l’ensemble de ces « modifications sensorielles dont l’être vivant peut se passer » qu’on puise les « ressources infinies » qui font « tout le luxe de nos arts ». Contrairement aux perceptions « à tendance finie » [15] de « l’ordre des choses pratiques », qui « excitent en nous, quand elles excitent quelque chose, ce qu’il faut pour les annuler ou tenter de les annuler », cet ensemble de sensations « à tendance infinie » suscite « en nous le désir, le besoin, les changements d’état qui tendent à conserver, ou à retrouver, ou à reproduire les perceptions initiales ». On peut même espérer en étendre le spectre en exerçant et en affinant la sensibilité ou les facultés perceptives. Comme le note l’historienne de l’art Florence de Mèredieu, c’était précisément l’objectif d’un cours donné par Johannes Itten au Bauhaus :

Le cours préparatoire d’Itten comprenait une étude « de la nature et des matériaux ». On y fabriquait des « tableaux à palper ». Il s’agissait d’un processus d’affinement du sens des matériaux, permettant de mieux dégager les propriétés plastiques ainsi que l’ensemble des similitudes, analogies ou contrastes régissant les rapports entre les différents matériaux. [16]

Le déploiement et l’affinement de l’esthésie, liés à l’exercice de la faculté plurielle de sentir, sont ainsi cruciaux non seulement du côté de l’expérience des usagers-récepteurs de l’architecture mais aussi pour les praticiens, pour les architectes eux-mêmes.

L’expérience esthétique de l’architecture, en particulier de sa matérialité, est non seulement esthésique mais aussi synesthésique, au double sens dégagé par l’historienne et helléniste Adeline Grand-Clément : la synesthésie ne désigne pas uniquement « le fait de percevoir de plusieurs manières, dans une sorte de coprésence des sens », elle peut aussi renvoyer à un « partage des sensations », au « fait de percevoir à plusieurs, en compagnie d’autres individus » [17]. D’une part, l’expérience de l’architecture mobilise en effet toute une palette de sens : la vue et le toucher certes, mais également la kinesthésie et la proprioception (dans les déplacements et les arrêts au sein de l’édifice) ainsi que « le sens thermique » [18] (entre autres lors des passages entre l’intérieur et l’extérieur). L’odorat est parfois sollicité lui aussi : comme y insiste l’architecte Peter Zumthor, en raison du mélange d’effluves que peuvent dégager ses matériaux plus ou moins odorants, l’expérience d’une architecture peut être « l’entrée dans un monde fait d’atmosphères et d’odeurs diverses » [19] qui marquent parfois profondément le sujet. Même l’ouïe peut s’y déployer : on peut prêter l’oreille aux « portes qui se ferment de manières si différentes, les unes avec un son plein et distingué, les autres avec un bruit de pacotille, d’autres encore, durement, avec grandeur, intimidantes…, avec une sonorité dure, solennelle », ou encore au souffle ténu des circulations plus ou moins maîtrisées de l’air, aux craquements de certains matériaux, etc.

L’architecture est d’autre part synesthésique au sens où elle offre la possibilité de sentir ensemble, de mener en commun une expérience sensible qui devient alors intersubjective : « Le terme sunaisthesis désigne […] une expérience polysensorielle et partagée, vécue dans un contexte donné, et qui se caractérise par une acuité de l’attention de chacun vis-à-vis de ce qui l’entoure : son environnement et les personnes présentes ». Les œuvres architecturales sont au moins potentiellement accessibles à une communauté plus ou moins large qui est susceptible de s’y assembler. Même dans le cas d’architectures privées, les occasions de s’y retrouver à plusieurs sont fréquentes voire quotidiennes. Et lorsqu’il s’agit d’édifices publics, l’architecture peut même être considérée comme l’un des ferments du lien social et politique ; elle en est une condition concrète et bien matérielle de possibilité, non seulement parce qu’on y réfléchit et qu’on y gère ensemble les aspects pratiques de la vie en collectivité, mais aussi déjà parce qu’on y exerce en commun sa sensibilité, parce qu’on y reconnaît les possibles écarts perceptifs comme les parentés des sensibilités. Aristote le soulignait : « Il est évident que [le fait de vivre] consiste à percevoir (aisthanesthai) et à connaître (gnôrizein), de telle sorte que le fait de vivre ensemble, c’est percevoir ensemble (sunaisthanestai) et connaître ensemble (sungnôrizien). » [20] La synesthésie peut ainsi être envisagée avec Adeline Grand-Clément comme « le propre de la vie humaine en collectivité et va de pair avec le fait de “vivre avec” : l’homme est non seulement un animal politique, mais aussi, pourrait-on dire, un animal synesthète ». À cette synesthésie des récepteurs-usagers répondent d’ailleurs, du côté du processus de production, les multiples collaborations et coopérations [21] nécessaires à la construction architecturale, fruits entre autres de la mise en dialogue des sensibilités des différents acteurs impliqués. L’architecture apparaît ainsi comme un art foncièrement commun, en amont, au cours et en aval de la construction à proprement parler, comme un travail et une expérience d’abord intersubjectifs, à rebours des idéaux parfois dommageables car trop réducteurs du créateur génial et solitaire d’une part, d’une contemplation recueillie et autarcique de l’autre.

 

Nous sommes partis de l’idée de Clément Rosset d’un contact « rugueux » avec le monde et ses matières, c’est-à-dire d’un contact qui veut saisir les choses en elles-mêmes sans les redoubler d’interprétations. Il faut pourtant nuancer cette position, car exclure toute épaisseur de sens dégagée à même le sensible peut appauvrir les expériences de l’architecture. Il est d’ailleurs sans doute illusoire de défendre la possibilité d’un tel contact direct avec le monde, d’un « œil innocent » aurait dit le philosophe Nelson Goodman [22], stérilement pur de tout bagage culturel et historique. Car les matières mises en œuvre par les architectes ne sont pas nécessairement muettes pour les sujets qui en font l’expérience à la fois concrète et intellective, elles peuvent être porteuses de significations stabilisées, historiquement sédimentées et plus ou moins largement partagées au sein d’une culture. Le sociologue Ezio Manzini le souligne avec justesse : « Dans le passé, les matériaux constituaient une sorte de langage : un ensemble discret de supports signifiants auxquels leur longue présence dans des contextes environnementaux culturellement connotés avait attribué un signifié stable et profond. » [23] Si l’on s’écarte alors du contact rugueux de Rosset, il ne s’agit pourtant pas d’oublier la matière ni d’y plaquer arbitrairement ou de manière idiosyncrasique des signifiés qui en voileraient la singularité, parce que celle-ci constituerait un défi trop menaçant pour la sensibilité et la pensée. C’est d’une manière lente et collective que les matières (architecturales notamment) ont été chargées de sens multiples, symboliques, étroitement liés aux pratiques et aux imaginaires propres à telle ou telle société. Et si nombre de matières n’ont pas été investies par des significations précisément déterminée, notamment les matières qui n’ont été mises en œuvre que relativement récemment par l’art et l’architecture, du moins peut-on y déceler la possibilité d’une « signifiance » au sens barthésien, un « miroitement des signifiants sans cesse remis dans la course d’une [vision] qui en produit sans cesse de nouveaux, sans jamais arrêter le sens » [24]. Il peut alors y avoir une instabilité féconde du sens, peut-être plus riche pour l’imaginaire que des signifiés clairement arrêtés.

En réponse aux matières plurielles de l’architecture, on peut plus précisément déployer une authentique « intelligence du sensible » [25], selon la formule de Marianne Massin, « un savoir qui ne s’applique pas de l’extérieur, mais opère directement dans le sensible et dans l’approfondissement de ses particularités ». Loin de fuir le réel vers des doubles rassurants mais bien abstraits, cette intelligence du sensible « ne soumet pas la vision à une intelligence théorique, elle n’opère pas la traduction d’un savoir préalable, elle élargit notre intelligence dans la quête qu’elle inaugure et motive, dans le déploiement des suggestions imaginatives ». C’est une intelligence à la fois « scrutative et informée » qui fouille le sensible et « met en œuvre un processus de différenciation croissante qui va du plus banal au plus singulier et opère de détails en détails, les mettant en relation et leur donnant sens ou relevant l’hapax intrigant ». Une telle intelligence peut être vivement stimulée par la rencontre d’architectures singulières comme celles du Green Corner Building et du Qaysariyah Suq. Même si l’on connaît au préalable leurs principes de construction et de mise en œuvre matérielle, leur appréhension sensible relance sans cesse la curiosité dans un enthousiasme indissociablement perceptif et intellectif, dans un « refus de la dichotomie du voir (ou de l’écouter, ou du toucher, etc.) et du savoir, du sensible et de l’intelligible. » On veut longuement scruter, au moins de l’œil et de la main, les singularités de leurs reliefs et de leurs textures, on se demande pourquoi telle anfractuosité est apparue à tel endroit précis, pourquoi telle autre si différente ailleurs, pourquoi telle nuance ici et là, pourquoi telle disparité de rugosité, etc. La cohérence d’ensemble des édifices et la solidarité des éléments de béton entre eux gardent elles aussi quelque chose de mystérieux voire de paradoxal. Ils semblent à la fois très solidement assemblés et pouvoir pourtant se défaire aussi facilement qu’un château de cartes ; visuellement, ces architectures ont quelque chose de l’empilement de blocs hétérogènes, qu’une légère secousse sismique pourrait mettre à terre. On oscille ainsi entre les impressions de stabilité et de fragilité, oscillation qui reconduit l’attention, avide d’en épuiser l’énigme mais toujours déjouée. On continue ainsi de scruter de manière synesthésique l’architecture pour essayer de comprendre à même la matière ce qui l’a fait telle qu’on la perçoit dans ce moment concret. On alterne notamment entre contact rapproché et point de vue à distance, on effectue, pour citer Florence de Mèredieu, un perpétuel « aller et retour entre une vision macroscopique qui nous donne la masse, le volume, la charpente et cette autre vision microscopique, vision de ces détails […]. Alternance entre une structure ou vision d’ensemble et une perception affinée du détail qui amène à se perdre dans la masse aveugle de la matière. » [26] Car dans ces deux architectures à la présence matérielle fascinante :

La richesse du matériau, sa propension au fourmillement, à l’éparpillement appelle une semblable connaissance : flottante, approchée. Il ne s’agit d’une science ni de l’inexact, ni de l’imprécis – car la matière tient tout au contraire dans l’extrême détail et précision de ses textures – mais d’une science ivre et flottante par excès de précision, sujette au vertige d’exactitude et qui ne peut ainsi que danser, jouer, papillonner à l’entour de la diversité.

 

Si l’expérience de la matérialité architecturale est l’occasion d’expériences fécondes chez ses récepteurs-usagers, la prise en compte des matières de l’édifice à construire est évidemment cruciale aussi du côté de la pratique des architectes. Elle ne va cependant pas tout à fait de soi et nécessite même selon Peter Zumthor un réel apprentissage, une étude appliquée des diverses qualités des matériaux :

Des plancher légers comme des membranes, de lourdes masses de pierre, des toiles fines, du granit poli, du cuir doux, de l’acier brut, de l’acajou lustré, du verre cristallin, de l’asphalte ramolli sous la chaleur – ce sont les matériaux de l’architecte, nos matériaux. Nous les connaissons tous. Et nous ne les connaissons pourtant pas. Pour concevoir un projet, pour inventer des architectures, nous devons apprendre à en faire un usage conscient. [27]

C’est pourquoi lui-même dans son enseignement ne proposait que des exercices avec « des matériaux réels (argile, pierre, cuivre, acier […]) », pour « concevoir des objets concrets », et refusait les maquettes de carton.

Les caractéristiques physiques, techniques et esthétiques des matériaux mis en œuvre sont bien entendu étudiées et sélectionnées avec soin par les architectes pour assurer entre autres la solidité, la pérennité et la fonctionnalité du bâtiment, son inscription dans son contexte naturel et culturel précis, etc. Le choix de ces matériaux est en ce sens subordonné à d’autres facettes du projet architectural (sa vocation pratique, sa géométrie d’ensemble, son vocabulaire ornemental) : c’est en fonction de celles-ci que les matières sont choisies, pour réaliser au mieux l’édifice. Et un grand nombre de facteurs plus ou moins contingents par rapport au projet en tant que tel peut aussi orienter le choix des matériaux par les architectes. Le philosophe Bernard Sève le souligne : « Naturellement, il arrive souvent que le matériau ne soit pas vraiment premier dans le processus réel de production de l’œuvre ; il est fréquent que le matériau soit choisi en fonction des desiderata du commanditaire, des compétences et de l’outillage […] et des circonstances locales (les matériaux de proximité). » [28] Mais le matériau peut parfois occuper une place bien plus fondamentale, au sens où il « commande toute la séquence artistique » ou architecturale et « accompagne tout du long le travail » de l’architecte :

Le cabinet d’architecture choisira souvent les matériaux en fonction des souhaits du maître d’ouvrage ; mais il arrive aussi qu’un architecte souhaite employer un matériau nouveau (le béton, l’aluminium) et pense son projet, au moins partiellement, en fonction de ce matériau. Le point de départ réel du travail de l’artiste n’est pas toujours le face à face avec le matériau, mais il l’est souvent.

Alors le matériau est véritablement moteur du processus de production, il en est le principe au sens fort de l’arkhè antique, à la fois commencement et commandement. Il donne d’une part l’impulsion initiale, il soulève chez l’architecte le désir de concevoir et de bâtir un édifice qui le mettra en œuvre, l’envie de relever le défi de mettre en valeur ses caractéristiques particulières, et il soutient de manière continuée cette impulsion jusqu’au terme de la construction. Il guide et ordonne d’autre part toutes les étapes de la conception et de la réalisation qui doivent se plier aux spécificités du matériau, faire avec ce qu’il propose et suggère, avec ses « possibilités et [ses] impossibilités propres » [29]. Le matériau peut notamment présenter une certaine résistance aux volontés initiales de l’architecte, lors de la conception comme pendant la construction, mais cette résistance constitue cependant un « appui nécessaire ». Le philosophe Alain avait dans les mêmes termes noté cette double dimension de résistance et d’appui offerts par le matériau, résolument bénéfiques pour la production artistique ou architecturale :

Puisqu’il est évident que l’inspiration ne forme rien sans matière, il faut donc à l’artiste, à l’origine des arts et toujours, quelque premier objet ou quelque première contrainte de fait, sur quoi il exerce d’abord sa perception, comme l’emplacement et les pierres pour l’architecte […]. Dès que l’inflexible ordre matériel nous donne appui, alors la liberté se montre ; […] je ne vois que la résistance de la matière pour [préserver l’artiste ou l’architecte] de l’improvisation creuse et de l’instabilité d’esprit. [30]

La matière apparaît donc comme doublement nécessaire : il ne peut y avoir de bâtiment réalisé sans matière, c’est évident, mais il n’y a pas non plus de pensée ou de conception architecturale fructueuse sans cette confrontation première avec elle.

Les architectes peuvent d’ailleurs se soucier expressément de la dimension signifiante des matériaux utilisés, notamment de leur capacité à mettre l’imagination en mouvement, en choisissant pour leurs réalisations des matières selon leur puissance d’évocation, toujours liée au contexte socio-culturel précis au sein duquel le projet architectural s’inscrit. Dans le champ poétique et littéraire, le philosophe Gaston Bachelard a amplement montré la richesse des résonances psychiques des matières, leur capacité à nourrir profondément l’imagination et la rêverie. Par son souci des matériaux, l’architecture peut elle aussi solliciter ces jeux de l’« imagination matérielle » [31] chez ses récepteurs-usagers : les matières qu’elle met en œuvre peuvent manifester une réelle force d’interpellation voire de fascination pour l’imagination et la pensée. Selon Peter Zumthor, son travail d’architecte consiste précisément à donner des significations ou une charge poétique aux matériaux qu’il sélectionne. Il explique s’inspirer en cela de l’arte povera et du travail de Joseph Beuys en particulier qui joue subtilement avec les significations sédimentées du passé :

Ce qui m’impressionne, c’est la mise en œuvre précise et sensuelle des matériaux dans ces travaux. Elle paraît s’ancrer dans des savoirs anciens sur l’usage fait par l’homme de la matière, mais en même temps mettre au jour l’essence même du matériau, qui est libre de toute signification héritée d’une culture.

Dans mon travail, j'essaie de faire un usage similaire des matériaux. [32]

C’est même selon lui l’architecte qui, toujours « dans un contexte architectural donné », insuffle par son geste un pouvoir d’évocation sensible dans des matériaux qui ne le manifestaient pas au préalable :

Je crois que, dans le contexte de l'objet architectural, les matériaux peuvent revêtir des qualités poétiques. Mais il faut pour cela créer, au sein de l'objet lui-même, un certain rapport de forme et de signification, parce que les matériaux ne sont intrinsèquement pas poétiques.

Le sens qu'il s'agit d'instituer au cœur de la matérialité se situe au-delà des règles de composition, et de même la tactilité, l'odeur et l'expression acoustique des matériaux ne sont que des éléments de la langue dans laquelle nous devons parler. Le sens apparaît lorsqu'on réussit à produire dans l'objet architectural des significations propres pour certains matériaux de construction qui ne deviennent perceptibles de cette manière que dans cet objet.

Il reconnaît cependant l’existence d’une « signification culturelle des matériaux de constructions élémentaires que sont le bois et la pierre » par exemple, et il affirme que les architectes peuvent sinon doivent s’interroger « sur la manière de les amener à s’exprimer dans [leurs] réalisations » [33]. Par son travail, l’architecte permet ainsi de « laisser apparaître sous un jour nouveau aussi bien la manière dont ce matériau est utilisé habituellement que ses qualités sensuelles et sa capacité à produire du sens. Parvenus au but, nous pouvons donner résonance et rayonnement aux matériaux. » [34] Ce but peut certes paraître difficile à atteindre, mais une telle exigence est sans doute précieuse pour l’architecte qui peut parfois avoir l’heureux « sentiment que [son] projet [lui] échappe pour suivre sa propre voie, parce qu’il devient matière et obéit aux règles qui sont les siennes. » [35]

 

Hegel soulignait que l’architecture était la plus sensible, la plus matérielle des pratiques artistiques et la positionnait alors au bas de son système philosophique de l’art, hiérarchisé pour le dire trop rapidement en fonction du degré de spiritualisation du sensible qui se manifeste dans les œuvres. Il faudrait sans doute plutôt se réjouir de cette « irrésistible et magnifique présence » de la matière en architecture, de la pluralité et de la variété des matériaux mis en œuvre, de leurs nuances et textures, de leur résistance et de leur solidité protectrice, des signifiances qui y miroitent aussi. À la différence de nombre de pratiques artistiques, l’architecture présente entre autres l’intérêt d’une expérience rapprochée de cette matière, par contact immédiat, physique, tactile, d’une expérience plus ou moins immersive au sein de la matérialité, possibilité d’un plein « engagement esthétique » [36] enrichi ou non d’enjeux pratiques ou sociaux, de valeurs politiques, religieuses, etc. Loin de la cantonner à une contemplation froide et distanciée, il faut se souvenir que l’expérience de l’architecture est avant tout et inévitablement une expérience physique éprouvée par un sujet incarné [37], qui y habite ou lors d’explorations plus brèves, occasions d’expériences syn-esthésiques et esthétiques chaque fois singulières et parfois particulièrement intenses. Ces rencontres sont presque des corps à corps, rencontres entre le corps matériel sensible de l’individu et le corps matériel enveloppant de l’architecture dont parle Peter Zumthor : 

L’architecture est toujours une matière concrète. […] La musique a besoin d’être interprétée. L’architecture a besoin d’être interprétée. C’est alors que naît son corps. Et il est toujours du monde des sens. […] Faire l’expérience concrète de l’architecture, c’est toucher, voir, entendre, sentir son corps. [38]

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Green Corner Building

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Qaysariyah Suq

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Photos © Studio Anne Holtrop

EN - Architectural matters

There is a tendency to set aside the strictly material dimension of architecture: the emphasis is on volumes, dimensions and proportions, overall geometry, space and its possibilities for circulation. In short, the material is neglected or subordinated in favour of architectural form. Form has generally been regarded in the history of ideas as axiologically superior to matter, as the authentic reality, as the source of meaning, and so on. More concretely, this precedence given to matter in the discussion and experience of architecture is undoubtedly linked in part to the crucial role in architectural practice of drawings in their many forms (plans, sections, axonometries, etc.), drawings which also influence the intellective and sensitive approach of users. This does not mean, far from it, that architects totally neglect the matter, nor that users completely ignore it in the course of their experience. It is trivial to point out that matter is inseparable from the form it is given to construct the building; it is necessarily formed; conversely, this architectural form only exists because it is material. These two dimensions of architecture are indissociable, and to approach them by means of a rigid dichotomy is undeniably an abstraction, but theoretical and/or perceptive attention can in fact focus more on one or the other. While architecture is usually approached from a formal approach, our aim is to explore the rough paths of matter.

While not all materials are rough, the image of roughness can point us in a direction. Based on a literary experience of stone, philosopher Clément Rosset has opposed the smooth and the rough as two types of approach and perception of reality, as "two great possibilities of contact with reality: rough contact, which comes up against things and draws nothing from them other than the feeling of their silent presence, and smooth, polished, mirror-like contact, which replaces the presence of things by their appearance in images." [1] In the smooth contact with reality, things are doubled not only by images, but more broadly by the interpretations and meanings we attribute to them, by the metaphysical and ideal principles that are supposed to complete and justify them, by the fantasised possibilities that should save them from their idiocy (in the double sense of "stupid, without reason" and "simple, unique"). On the contrary, in the rough contact with reality: "The thing is forever as it is, without any sign or meaning transpiring from it. There is no question here of 'added value'". As we will see, this absence of meaning can be nuanced without "replacing the presence of things" with external interpretations. Like any silence, their "silent presence" is rather a "fine noise that is continuous" [2] and that can be heard if we ignore preconceived meanings and listen carefully its signifiance. Let us begin, however, by exploring, through rough contact, architectures that are themselves rough, after having more precisely characterised the notion of matter. Because, according to Rosset, the work of art (and architecture, we should add) is precisely one of the main ways of accessing reality in all its idiocy when it is understood "as revealing the things of this world rather than providing an opportunity to escape from them".

We are interested here only in the concrete meaning of "matter". Its etymology immediately links the term to the world of architecture and the construction of buildings, particularly in wood:

Materia is a term from the rustic language that properly means "substance from which the mater is made", the trunk of the tree considered as a producer of offspring, and therefore derived from mater (-> mother); materia in fact designates the hard part of the tree as opposed to the bark and leaves. As this part provides the wood, materies was applied to timber, in the language of carpenters, as opposed to lignum […], and gave rise to several derivatives relating to this meaning. In common language, it then came to refer to all kinds of materials and was used to translate the Greek hulê "wood" in the figurative sense of "origin, cause, subject". In philosophical and religious language, it came to designate sensible reality as opposed to the spirit [...]. [3]

In its current and usual sense, matter encompasses at least three main dimensions likely to be of close interest to architectural practice. First of all, it is the "substance of which bodies are made" [4] in all their diversity. It is a substance, meaning that it exists in itself in an objective way (independently of a subject) and that it has a certain permanence, a persistence in time (even if it can be malleable or even fluid or gaseous, the material elements remain). It has a certain extent, more or less precise (it can be more or less easily delimited spatially), a certain more or less compact and solid mass (it can be more or less easily crossed or present an obstacle to the other material entities of the world). Moreover, it is at least in principle perceptible by a subject, and can be apprehended by their various senses. Although certain matters, particularly in their gaseous state, cannot in fact be perceived by the senses, they can nevertheless be perceived on the scale of their elementary components through the mediation of technical instruments. In this sense, matter is concrete, as opposed to the abstractions grasped by thought alone. Finally, it lends itself more or less easily to being implemented, shaped, manufactured or elaborated. More precisely, it becomes a material, i.e. "something given that the artist [or architect] has voluntarily decided to subject to a set of concerted operations" [5], a plastic given thing whose resistance "provides the artist's work with the necessary support" to bring it to fruition.

In the heart of the old town of Muharraq, the former capital of the Kingdom of Bahrain, the architecture studio headed by Dutch architect Anne Holtrop has built two architectural units that have a striking physical presence within the urban fabric. On the one hand, the Green Corner Building, a place for archives, storage and restoration of works of art on its upper floors, accessible to the public on the ground floor, where the space is laid out like a residential space where people can enter freely. On the other hand, an addition to the Qaysariyah Suq (a market) and the renovation of the Amarat Fahkro (a warehouse), both of which "played an important role in the pearling economy as [they] hosted coffee shops where some of the pearl purchasing deals took place, as well as the place where wood for building the pearling fleets would be received and stored." [6]. The façades of both buildings are composed of imposing sand-coloured concrete blocks and some of the surfaces of these blocks have been moulded directly into the ground on both sites. About the Green Corner Building in particular:

Each moulding produces a unique imprint on the element. At the windows and corners of the building, the relief is visible, like a geological cut in the ground. Inside, the moulding of the sand is repeated in the concrete slabs, which are made in the same way [they cover the walls and ceilings]. Large shutters can be moved in front of the windows. The shutters (and the front door) are made of aluminium cast in sand, with the relief facing inwards. Unlike concrete elements, aluminium castings are hollow. You can see inside the moulds through the windows.

In the Qaysariyah Suq building, it is not the main surfaces of the concrete elements but their facing edges that have been moulded in sand. This breaks up the relatively smooth uniformity of the main surfaces of the façades, creating a peculiar architectural rhythm and suggesting paradoxical ruins (the aim was to visually recall the appearance of the coral stone traditionally used in the Suq's architecture).

Anne Holtrop is so interested in casting concrete and aluminium directly on site as a technique for producing architectural elements because it involves different successive states of the matter, which undergoes transformations that, according to the architect, evoke "alchemical processes": it consists of "the transition from fluids to solid forms, marking a significant change in their material composition" [7]. The result of this process of using concrete is a strong relief effect on all the façades of the buildings, enhanced by the intense but often diffused sunlight so typical of the region, softened by humidity or sand suspended in the atmosphere. The richly textured surfaces appeal as much to the tactile sense as to the eye, inviting us to take the time to touch them, to feel them meticulously, almost to delve into every crevice of their matter. The roughness of the surfaces, their power to appeal to the senses, invites us to have a "rough contact" with them, even if we know the details of the technical process of their production and the practical purposes of the buildings: the concrete elements present themselves as they are, massive and complex at the same time, in their raw materiality. They call for a genuine aesthetic experience, one that, to quote philosopher Marianne Massin, "always operates at the heart of the sensible reality, through sensory channels, in the extreme singularity of what the medium or material imposes; let's add that it operates in the concrete, particular (and sometimes contingent) conditions of its availability" [8]. In such an experience, we intensify our own presence to the world and to the variety of its phenomena, we increase, sharpen and unfold our perceptive faculties, whose acuity must respond to "the irresistible and magnificent presence of the sensible" [9], according to Mikel Dufrenne's beautiful phrase quoted by Marianne Massin: " Such a presence provokes me, seizes me and calls for my attention, aesthetic experience intensifies this attention; contemplating, listening, smelling, tasting [let's add: touching, exploring] are active responses to this presence, they also aim to make it flourish. " The provocation of this presence is particularly striking when we discover the architectures of the Anne Holtrop studio by surprise, passing by chance in the street: they strike us vividly, calling out to us, and we respond to them with our attentive sensitivity. Of course, this response requires us to stop and take the time to detach ourselves, at least in part, from the urban life in which they are inserted. We make ourselves available, by focusing our attention in a "distinctive and suspensive way": "I abstract myself from other interests and contingencies to allow the attention that the sensitive solicits and stimulates to unfold; a paradoxical abstraction by which I immerse myself in the sensing of a concrete moment. An extremely interesting" and fruitful "disinterest", which can have ramifications in the experience of other architectures, through the interplay of contrasts and similarities, or in everyday practice if you are an architect yourself. To return to the distinction made by Clément Rosset: in the course of aesthetic experience, contact with reality is not smooth; it is not reduced to the duplication of that reality in the attempt to give it some external meaning that would justify it. On the contrary:

the sensible is considered for itself, intransitively [...] and not as the transparent vector of a recognisable figure (or of the unveiling of a meaning [...]), nor is it reduced to being merely the sign of something or an index that would refer to an external causality and command an action. In this sense, this operation of autonomising the sensible is also a liberation; it frees us not only from practical urgencies, but also from assigned referents and habitual modes of perception.

While the two powerfully material architectures of the Anne Holtrop studio can provoke such an experience, there is no guarantee of it: it requires an active and dynamic availability of the subject to respond to the "suggestions of the sensible" [10]. We can even speak with philosopher Baldine Saint Girons of a genuine "aesthetic act by which we actively turn towards the world and decide to allow ourselves to be interested in it, to be charmed by it, even to be astonished by it, grasped by it" [11]. Through such acts, "I 'expose myself' repeatedly, more or less consciously and voluntarily, to sensible otherness". For "performing aesthetic acts, engaging with the sensible through genuine aesthetic work, always involves a dimension of adventure, experimentation and risk". According to Baldine Saint Girons, one of the aims of these aesthetic acts is precisely to "deepen the presence of matter" [12].

In the work of the Anne Holtrop studio, and more generally in any architecture where we can speak of a genuine "aesthetic presentation" [13] of the matters used, the aesthetic experience or act is obviously aesthesic. Distinguishing it from "Aesthetics", understood as the discipline of philosophers discussing art, Paul Valéry coined this term aesthesic from the Greek aisthesis (perception, sensation). It refers to "the study of sensations" [14], in particular the study of "sensitive excitations and reactions that do not have a uniform and well-defined physiological role", i.e. that are not subject to vital necessities, even if they are firmly rooted in a living body. According to Valéry, it is from all these "sensory modifications that the living being can do without" that we draw the "infinite resources" that constitute "all the luxury of our arts". Unlike the perceptions with a "finite tendency" [15] of the "order of practical things", which " arouse in us, when they arouse something, what it takes to cancel them out or to try to cancel them out", this set of sensations with an "infinite tendency" arouses "in us the desire, the need, the changes of state that tend to preserve, or to recover, or to reproduce the initial perceptions". We can even hope to extend their spectrum by exercising and refining our sensitivity or perceptive faculties. As art historian Florence de Mèredieu notes, this was precisely the aim of a course given by Johannes Itten at the Bauhaus:

Itten's preparatory course included a study of "nature and materials". They made "palpable paintings". This was a process of refining the sensibility to materials, making it easier to identify the plastic properties and all the similarities, analogies and contrasts governing the relationships between different materials. [16]

So the deployment and refinement of aesthesia, linked to the exercise of the plural faculty of sensing, is crucial not only for the experience of the users-receptors of architecture, but also for the practicians, for the architects themselves.

The aesthetic experience of architecture, and in particular of its materiality, is not only aesthesic but also synesthetic, in the double sense outlined by historian and hellenist Adeline Grand-Clément: synesthesia not only designates "the fact of perceiving in several ways, in a sort of co-presence of the senses", it can also refer to a "sharing of sensations", to "the fact of perceiving in the company of several other individuals" [17]. On the one hand, the experience of architecture involves a whole range of senses: sight and touch, of course, but also kinaesthesia and proprioception (when moving around or inside the building) and "the thermal sense" [18] (when passing between the interior and exterior, for example). The sense of smell may also be involved: as architect Peter Zumthor insists, because of the mixture of scents produced by its more or less odorous materials, the experience of an architecture can be "an entry into a world made of different atmospheres and smells" [19] that sometimes leave a deep impression on the subject. Even our sense of hearing can be used: we can listen to "doors that close in so many different ways, some with a full, distinguished sound, others with a cheap noise, others again, harshly, grandly, intimidatingly..., with a hard, solemn sound", or to the faint murmur of more or less controlled air flows, to the creaking of certain materials, and so on.

On the other hand, architecture is synaesthetic in the sense that it offers the possibility of sensing together, of sharing a sensitive experience that then becomes intersubjective: "The term sunaisthesis refers to [...] a shared, multi-sensory experience, lived in a given context, and which is characterised by the acuity of each person's attention to what surrounds them: their environment and the people present". Architectural works are at least potentially accessible to a more or less large community that is likely to gather in them. Even in the case of private architecture, there are frequent, even daily, opportunities to gather together. And when it comes to public buildings, architecture can even be considered as one of the sources of social and political cohesion; it is a very concrete and material condition of its possibility, not only because we reflect on and deal with the practical aspects of community life together, but also because we practice our sensibility together, because we recognise the possible perceptive differences as well as the kinship of sensibilities. Aristotle emphasised this: "It is obvious that [living] consists in perceiving (aisthanesthai) and knowing (gnôrizein), so that living together is perceiving together (sunaisthanestai) and knowing together (sungnôrizien)." [20] So, synesthesia can be seen, with Adeline Grand-Clément, as "the distinctive feature of human life in a community, and goes hand in hand with the fact of 'living with': human beings are not only political animals, but also, we might say, synesthetic animals". On the production side, this synaesthesia of receptors-users is matched by the multiple collaborations and co-operations [21] required for architectural construction, which is the fruit, among other things, of a dialogue between the sensibilities of the different actors involved. In this way, architecture appears to be a fundamentally collective art, before, during and after the actual construction; it appears to be an fundamentally intersubjective work and experience, in contrast to the sometimes damaging and over-reductive ideals of the solitary genius creator on the one hand, and of the contemplative and autarkic contemplation on the other hand.

Our starting point was Clément Rosset's idea of a "rough" contact with the world and its matters, i.e. a contact that seeks to grasp things in themselves without overlaying them with interpretations. This position needs to be tempered, however, because to exclude any depth of meaning derived from the sensory can impoverish the experience of architecture. Moreover, it is probably illusory to defend the possibility of such direct contact with the world, of an "innocent eye" as philosopher Nelson Goodman would say [22], sterilely purged of all cultural and historical background. Because the matters used by architects are not necessarily mute for the subjects who experience them both concretely and intellectively; they can carry stabilised meanings, which are historically sedimented and more or less widely shared within a culture. As sociologist Ezio Manzini rightly points out: "In the past, materials constituted a kind of language: a discrete set of signifying supports to which their long presence in culturally connoted environmental contexts had attributed a stable and profound meaning". [23] If here we deviate from Rosset's rough contact, however, it is not a question of forgetting the matter or of arbitrarily or idiosyncratically imposing meanings on it that would veil its singularity, because this singularity would be too threatening a challenge for sensibility and thought. It is through a slow, collective process that materials (particularly architectural materials) have been charged with multiple, symbolic meanings, closely linked to the practices and imaginaries specific to a given society. And if many matters have not been invested with precisely determined meanings, in particular matters that have only relatively recently been put to use in art and architecture, at least we can detect in them the possibility of a "signifiance" in the Barthesian sense, a "shimmering of signifiers ceaselessly put back into the course of a [vision] that ceaselessly produces new ones, without ever stopping the meaning" [24]. There can then be a fruitful instability of meaning, perhaps richer for the imagination than clearly defined significations.

In response to the many matters of architecture, we can more precisely deploy an authentic "intelligence of the sensory" [25], in Marianne Massin's words, "a knowledge that is not applied from the outside, but operates directly in the sensory and in the deepening of its particularities". Far from fleeing from reality towards reassuring but abstract doubles, this intelligence of the sensory "does not subject vision to a theoretical intelligence, it does not translate prior knowledge, it broadens our intelligence in the quest that it inaugurates and motivates, in the deployment of imaginative suggestions". It is an intelligence that is both "scrutinising and informed", that delves into the sensory and "implements a process of increasing differentiation that goes from the most banal to the most singular and works from detail to detail, relating them and giving them meaning, or picking out the intriguing hapax". This kind of intelligence can be keenly stimulated by encounters with unique architectures such as the Green Corner Building and the Qaysariyah Suq. Even if we know in advance the principles of their construction and material implementation, their sensitive apprehension constantly rekindles our curiosity in an enthusiasm that is indissociably perceptive and intellective, in a "refusal of the dichotomy of seeing (or listening, or touching, etc.) and knowing, of the sensible and the intelligible". We want to scrutinise at length, at least with the eye and the hand, the singularities of their reliefs and textures, we wonder why such an anfractuosity has appeared in this specific spot, why such a different one elsewhere, why such a nuance here and there, why such a disparity in roughness, and so on. There is also something mysterious, even paradoxical, about the overall coherence of the buildings and the solidarity between the concrete elements. They seem at once very solidly assembled and yet as easily dismantled as a house of cards; visually, there's something about these architectures that looks like a pile of heterogeneous blocks that could be knocked down by a slight earth tremor. We oscillate between impressions of stability and fragility, an oscillation that maintains our attention, which is eager to understand the mystery but is constantly defeated. In this way, we continue to scrutinise the architecture synesthetically, trying to understand, in the very matter of it, what made it what it is, as we perceive it in this moment. In particular, we alternate between close contact and a distant point of view, and, to quote Florence de Mèredieu, we perpetually "go back and forth between a macroscopic vision that gives us the mass, the volume, the framework, and this other microscopic vision, a vision of these details” [26]. We alternate “between a structure or vision of the whole and a refined perception of detail that leads us to lose ourselves in the blind mass of matter." For in these two architectures with such a fascinating material presence:

The richness of the material, its tendency to swarm and scatter, calls for a similar kind of knowledge: floating, from close. It's not a science of the inaccurate or imprecise - because the matter is, on the contrary, all about the extreme detail and precision of its textures - but a science that is inebriated and floating from an excess of precision, subject to the vertigo of exactitude, and which can only dance, play and flutter around diversity

If the experience of architectural materiality is an opportunity for fruitful experiences among its receptors-users, taking into account the matters of the building to be constructed is obviously also crucial in the practice of architects. According to Peter Zumthor, it even requires a real training and a serious study of the various qualities of materials:

Floors as light as membranes, heavy masses of stone, fine fabrics, polished granite, soft leather, raw steel, lustrous mahogany, crystalline glass, asphalt softened by heat - these are the architect's materials, our materials. We all know them. And yet we don't know them. To design a project, to invent architectures, we have to learn to make a conscious use of them. [27]

This is why in his teaching he only proposed exercises with "real materials (clay, stone, copper, steel [...])", to "design concrete objects", and rejected cardboard models.

The physical, technical and aesthetic characteristics of the materials used are, of course, carefully studied and selected by the architects to ensure, among other things, the solidity, durability and functionality of the building and its inclusion in its specific natural and cultural context. In this sense, the choice of materials is subordinate to other facets of the architectural project (its practical purpose, its overall geometry, its ornamental vocabulary): it is on the basis of these that the materials are chosen, to best achieve the building. And a large number of factors more or less contingent in relation to the project as such can also guide the architects' choice of materials. As philosopher Bernard Sève points out: "Naturally, it is often the case that the material does not really come first in the actual process of producing the work; often the material is chosen according to the wishes of the client, the skills and tools available [...] and local circumstances (local materials)". [28] But the material can sometimes play a much more fundamental role, in the sense that it "commands the entire artistic [or architectural] sequence" and "accompanies the [architect's] work throughout":

The architectural firm will often choose materials according to the wishes of the client; but it can also happen that an architect wishes to use a new material (concrete, aluminium) and designs their project, at least in part, around this material. The real starting point for the artist's work is not always a face-to-face encounter with the material, but it often is.

Then the material is the real driving force of the production process, the principle in the strong sense of the ancient arkhè, both beginning and command. On the one hand, it provides the initial impetus, it arouses the architect's desire to design and build a edifice that will put it to use, the desire to take up the challenge of enhancing its particular characteristics; it provides ongoing support for this impetus until the end of the construction. On the other hand, it guides and orders all the stages of design and construction, which must adapt to the specific characteristics of the material and do with what it proposes and suggests, with its "possibilities and impossibilities" [29]. In particular, the material may present a certain degree of resistance to the architect's initial wishes, both at the design stage and during construction, but this resistance nevertheless constitutes a "necessary support". In the same terms, philosopher Alain noted the twofold dimension of resistance and support offered by the material, resolutely beneficial to artistic or architectural production:

Since it is obvious that inspiration forms nothing without matter, the artist needs, at the origin of the arts and always, some first object or some first factual constraint, on which he first exercises his perception, like the site and the stones for the architect [...]. As soon as the inflexible material order gives us support, then freedom shows itself; [...] I see only the resistance of matter to [preserve the artist or architect] from hollow improvisation and instability of the mind. [30]

So matter appears to be doubly necessary: there can be no building without matter, that's obvious, but there can be no fruitful architectural thought or design without this initial confrontation with it.

Architects can also expressly concern themselves with the meaningful dimension of the materials they use, and in particular their capacity to set the imagination in motion, by choosing materials for their projects according to their evocative power, which is always linked to the precise socio-cultural context in which the architectural project takes place. In the field of poetry and literature, philosopher Gaston Bachelard has amply demonstrated the rich psychological resonance of materials, their ability to profoundly nourish the imagination and reverie. Through its concern with materials, architecture can also stimulate these plays of the "material imagination" [31] in its receptors-users: the materials it uses can have a real power that calls or even fascinates the imagination and the mind. According to Peter Zumthor, his work as an architect consists precisely in giving meaning or a poetic force to the materials he selects. He explains that he is inspired in this by arte povera and the work of Joseph Beuys in particular, which subtly plays with the sedimented meanings of the past:

What impresses me is the precise and sensual use of materials in these works. It seems to be rooted in ancient knowledge of how man used matter, but at the same time it reveals the very essence of the material, which is free of any meaning inherited from a culture.

In my work, I try to make a similar use of materials. [32]

In his view, it is in fact the architect who, always "in a given architectural context", infuses by their gesture a power of sensitive evocation into materials that did not manifest it beforehand:

I believe that, in the context of the architectural object, materials can take on poetic qualities. But to do that you have to create, within the object itself, a certain relationship between form and meaning, because materials are not intrinsically poetic.

The meaning that needs to be instituted at the heart of materiality lies beyond the rules of composition, and in the same way the tactility, smell and acoustic expression of materials are only elements of the language in which we need to speak. Meaning emerges when we succeed in producing in the architectural object specific meanings for certain construction materials that only become perceptible in this way in that object.

He does, however, acknowledge the existence of a "cultural significance in basic building materials such as wood and stone", for example, and argues that architects can, if not should, ask themselves "how to bring them to expression in [their] creations" [33]. Through their work, architects can "reveal in a new light both the way in which this material is usually used and its sensual qualities and capacity to produce meaning. Once we have achieved this, we can give resonance and radiance to the materials.” [34] This goal may certainly seem difficult to achieve, but such a challenge is undoubtedly valuable to the architect, who can sometimes have the happy "feeling that [their] project escapes [them] to follow its own path, because it becomes matter and obeys its own rules." [35]

Hegel emphasised that architecture was the most sensible, the most material of artistic practices, and placed it at the bottom of his philosophical system of art, hierarchised, to put it too quickly, according to the degree of spiritualisation of the sensible that manifests itself in the works. Instead, we should probably rejoice in the "irresistible and magnificent presence" of matter in architecture, in the plurality and variety of the materials used, in their nuances and textures, in their resistance and protective solidity, and in the “signifiance” that shimmers in them. Unlike many other artistic practices, architecture offers, among other advantages, an up-close experience of matter, through immediate, physical, tactile contact, a more or less immersive experience within materiality, the possibility of full “aesthetic engagement” [36] enriched or not by practical or social stakes, by political or religious values, and so on. Far from confining it to a cold, distanced contemplation, we must remember that the experience of architecture is primarily and inevitably a physical experience felt by an embodied subject [37], who lives there or during more brief explorations, occasions for syn-aesthesic and aesthetic experiences that are each time unique and sometimes particularly intense. These encounters are almost corps à corps, encounters between the sensitive material body of the individual and the enveloping material body of the architecture that Peter Zumthor speaks of:

Architecture is always concrete matter. [...] Music needs to be interpreted. Architecture needs to be interpreted. That's when its body is born. And it is always of the world of the senses. [...] To experience architecture concretely is to touch, see, hear, feel its body. [38]

[1] Clément Rosset, Le réel. Traité de l’idiotie [1978], Paris, Les Éditions de Minuit (« Reprise »), 2004, p. 43. Pour toutes les citations suivantes de Rosset, ibid. p. 43-47.

[2] Paul Valéry, Tel Quel, in Œuvres, t. II, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 1960, p. 656.

[3] Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2016, p. 1361.

[4] Trésor de la Langue Française informatisé, « Matière ».

[5] Bernard Sève, Les matériaux de l’art, Paris, Éditions du Seuil (« Les livres du nouveau monde »), 2023, p. 51.

Bernard Sève inclut pleinement l’architecture parmi la multiplicité non close des pratiques artistiques ; à la suite du sociologue Howard Becker dans ses Mondes de l’art, plutôt qu’une distinction entre art et non-art, il préfère très justement penser en termes de « continuité de l’artisticité, du “taux d’art” (si l’on peut s’exprimer ainsi) contenu dans les objets. La question “cet objet est-il ou non de l’art ?” est remplacée par la question “quel est le degré d’artisticité de cet objet ?” ; l’art n’est plus une essence mais une variable. » (Ibid. p. 17) Notons également avec Bernard Sève qu’avant même la mise en œuvre particulière d’un quelconque matériau par des artistes ou des architectes, celui-ci peut être le résultat d’un processus technique de production préalable : « le matériau est ou directement produit par l’artiste, ou indirectement produit par l’artisanat ou l’industrie. L’art se devance lui-même dans la production du matériau que l’artiste va travailler » (ibid. p. 118). 

Bernard Sève fully includes architecture among the non-closed multiplicity of artistic practices. Following sociologist Howard Becker, rather than making a distinction between art and non-art, he rightly prefers to think in terms of "continuity of artisticity, of the 'degree of art' (if we can put it that way) contained in objects. The question 'is this object art or not?' is replaced by the question 'what is the degree of artisticity of this object?'; art is no longer an essence but a variable." (Ibid. p. 17) We should also note with Bernard Sève that even before artists or architects put any particular material to work, it may be the result of a prior technical production process: "the material is either directly produced by the artist, or indirectly produced by craft or industry. Art anticipates itself in the production of the material that the artist will work with" (ibid., p. 118).

[6] Texte de présentation du studio Anne Holtrop. De même pour la citation suivante. / Presentation text by Anne Holtrop Studio. The same applies to the following quote.

[7] Propos tiré d’un entretien personnel avec Anne Holtrop. / From a personal interview with Anne Holtrop.

[8] Marianne Massin, Expérience esthétique et art contemporain, Rennes, Presses Universitaires de Rennes (« Æsthetica »), 2013, p. 36. Citations suivantes de Marianne Massin, ibid. 37-40.

[9] Mikel Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique, t. I, Paris, Presses Universitaires de France, 1953, p. 127.

[10] Marianne Massin, Expérience esthétique et art contemporain, op. cit., p. 150.

[11] Baldine Saint Girons, Le Pouvoir esthétique, Paris, Éditions Manucius (« Le Philosophe »), 2009, p. 11-12. Citations suivantes, ibid. p. 31.

[12] Baldine Saint Girons, L’acte esthétique. Cinq réels, cinq risques de se perdre, Paris, Klincksieck, 2008, p. 33.

[13] Nous reprenons à Bernard Sève cette idée d’une « présentation esthétique » : « Il y a présentation esthétique quand la forme d’une œuvre est utilisée pour faire valoir les matériaux utilisés ou les techniques employées » (Les matériaux de l’art, op. cit., p. 32). Voir également, du même auteur, L’instrument de musique. Une étude philosophique, Paris, Éditions du Seuil, 2013, p. 111-150.

We borrow this idea of "aesthetic presentation" from Bernard Sève: "Aesthetic presentation occurs when the form of a work is used to highlight the materials used or the techniques employed".

[14] Paul Valéry, « Discours prononcé au deuxième congrès international d’esthétique et de science de l’art » [1934], in Variété IV [1938], Paris, Gallimard (« Folio essais »), 2002, p. 532. Citations suivantes, ibid.

[15] Paul Valéry, « L’infini esthétique » [1934], dans Œuvres, t. II, Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 1960, p. 1342-1343. Citations suivantes, ibid.

[16] Florence de Mèredieu, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne & contemporain, Paris, Éditions Larousse (« Peinture et beaux-arts »), 2017, p. 35

[17] Adeline Grand-Clément, Au plaisir des dieux. Expériences du sensible dans les rituels en Grèce ancienne, Toulouse, Anacharsis (« Essais »), 2023, p. 386-387. Le second sens de la « synesthésie » est trouvé chez Aristote et Plutarque. Citations suivantes, ibid. p. 390.

[18] Lisa Heschong, Architecture et volupté thermique [1970], trad. H. Guillaud, Marseille, Éditions Parenthèses (« Eupalinos »), 2021, p. 31.

[19] Peter Zumthor, « Une vision des choses » [1988], in Penser l’architecture, trad. Laurent Auberson, Bâle, Birkhäuser, 2010, p. 7. Citation suivante, ibid. p. 8.

[20] Aristote, Éthique à Eudème, VII, 1244b, cité et traduit par Adeline Grand-Clément, ibid. p. 389-390. Citation suivante, ibid. p. 388.

[21] Pour une distinction fine entre collaborateurs et coopérateurs, voir Bernard Sève, Les matériaux de l’art, chapitre IV, op. cit.

[22] Nelson Goodman, Langages de l’art. Une approche de la théorie des symboles, trad. J. Morizot, Paris, Fayart (« Pluriel »), 2011.

[23] Ezio Manzini, La matière de l’invention, Paris, Éditions du Centre Georges Pompidou/CCI, 1989, p. 12.

[24] Roland Barthes, « Écoute », in Œuvres complètes, V, Livres, entretiens, textes, 1977-1980, Paris, Éditions du Seuil, p. 351.

[25] Marianne Massin, Expérience esthétique et art contemporain, op. cit., p. 43. Citations suivantes, ibid. p. 43-47.

[26] Florence de Mèredieu, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne & contemporain, op. cit., p. 45. Citation suivante, ibid.

[27] Peter Zumthor, « Enseigner l’architecture, apprendre l’architecture » [1996], in Penser l’architecture, op. cit., p. 66. Citations suivantes, ibid.

[28] Bernard Sève, Les matériaux de l’art, op. cit., p. 27-28. Citations suivantes, ibid.

[29] Ibid. p. 54. Citation suivante, ibid. p. 51.

[30] Alain, Système des beaux-arts [1920], Paris, Gallimard (« Tel »), 1983, p. 35-36.

[31] Gaston Bachelard, L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière, Paris, Librairie José Corti, 1942.

[32] Peter Zumthor, « Une vision des choses » [1988], in Penser l’architecture, op. cit., p. 9-10. Citation suivante, ibid. p. 10.

[33] Peter Zumthor, « L’architecture et son corps » [1996], in Penser l’architecture, op. cit., p. 56.

[34] Peter Zumthor, « Une vision des choses » [1988], in Penser l’architecture, op. cit., p. 10.

[35] Peter Zumthor, « L’architecture et son corps » [1996], in Penser l’architecture, op. cit., p. 62.

[36] Nous reprenons la formule à Arnold Berleant, L’engagement esthétique [1991], trad. B. Rougé, Rennes, Presses universitaires de Rennes (« Æsthetica »), 2022.

[37] Voir Céline Bonicco-Donato, Heidegger et la question de l’habiter. Une philosophie de l’architecture, Marseille, Éditions Parenthèses (« Eupalinos »), 2019, p. 137-146.

[38] Peter Zumthor, « Enseigner l’architecture, apprendre l’architecture » [1996], in Penser l’architecture, op. cit., p. 66.