Dans les installations obscures et lumineuses de James Turrell : des sensations fortes, riches, sublimes?

Georges Iliopoulos

2025

Dans le vaste espace de la galerie Gagosian situé aux marges de l’aéroport du Bourget, l’exposition « At One » de James Turrell est centrée sur deux principales installations, Either Or et All Clear, qui mettent en œuvre l’espace et la lumière, la couleur et l’obscurité afin que nous jouions et travaillions avec notre perception. À son habitude, Turrell nous invite à « sentir ce que nous sentons, voir comment on voit » [1]. Si, par une description superficielle de ces installations, on pourrait faire suspecter une production de sensations fortes, à l’instar d’un certain nombre d’œuvres du champ de l’art dit contemporain, les expériences complexes que Turrell propose relèvent bien davantage de sensations riches. Celles-ci tendent même au sublime, témoignant certes d’une puissance du sensible susceptible d’entraîner un certain dessaisissement du sujet, occasion pour lui de se ressaisir.

Nous prenons « sensation » dans l’acception courante du terme, comme le « phénomène par lequel une stimulation physiologique (externe ou interne) provoque, chez un être vivant et conscient, une réaction spécifique » pouvant produire une perception (au sens d’une élaboration des données sensorielles sous une forme structurée et unifiée), ainsi que l’« état provoqué par ce phénomène » [2]. Dans l’expérience, sensation et perception ne peuvent toujours être clairement distinguées, mais la sensation relève davantage d’un rapport à la qualité sensible que d’un rapport, notamment, à un objet déterminé. Elle se donne dans une certaine immédiateté, dans une certaine évidence du sensible, même si l’on ne peut toujours en deviner la cause exacte, et d’ordinaire par une voie sensorielle privilégiée. En réponse à un stimulus, elle est par définition un phénomène conscient, même si elle peut être plus ou moins remarquable et si l’on peut y prêter plus ou moins attention. Corporelle et physiologique, elle n’exclut pourtant pas l’activité intellective (notre « sensation » est dérivée du bas latin sensatio, dont le principal sens était « compréhension » [3]), soit que celle-ci cherche à l’analyser (pour préciser sa cause, par exemple), soit qu’elles collaborent dans une même démarche heuristique et/ou pratique (ainsi, l’artisan menuisier mobilise ses connaissances théoriques en même temps qu’il examine des doigts et des yeux les caractéristiques sensibles du bois à mettre en œuvre). Soulignons enfin la résonance affective de la sensation, le lien réciproque qu’elle tisse souvent avec l’émotion, soit qu’elle la provoque (la sensation de la chaleur du soleil sur la peau peut faire naître une émotion de contentement ou de joie) soit qu’elle en découle (la colère face à un phénomène peut provoquer une sensation de chaleur, la peur une sensation de tension). En interaction avec les autres facultés, la sensation lie ainsi le phénomène au vécu subjectif, l’extérieur à l’interne, l’objectif à l’intime.

Précisons aussi d’emblée ce que nous entendons par force et richesse, lorsqu’on entend caractériser des sensations par ces deux qualités. Syntagme cristallisé dans l’usage, une sensation forte peut se révéler pauvre, lorsqu’elle surgit de façon monolithique, et appauvrissante. Elle semble s’imposer de l’extérieur, impérieuse et souvent massive, et se définir par son effet : elle est de l’ordre de la relation, elle s’exerce de manière extrinsèque sur une subjectivité dont elle amoindrit voire brise au moins momentanément la puissance de sentir, mais aussi d’agir et de penser. Dans une perspective plus générale, Simone Weil soulignait dans son analyse de l’Iliade que la force « est ce qui fait de quiconque lui est soumis une chose. » [4] Ainsi, la sensation forte peut paradoxalement nous anesthésier ou nous abrutir ; elle provoque, au moins tendanciellement, un état de sidération, d’inertie stérile. Elle tend à pétrifier les facultés. Certes, toute force n’est pas nécessairement ni absolument négative : le sublime relève bien d’une certaine force, ou plutôt d’une certaine puissance du sensible [5], des sensations peuvent nous envahir voire nous saturer, en avivant pourtant notre sensibilité, de sorte que celle-ci fasse s’épanouir leurs virtualités. Mais le risque de l’engourdissement persiste, lorsque la simple force s’exerce.

Les sensations dont on peut faire l’expérience dans les installations de James Turrell, nous essaierons de le montrer, ressortent de la richesse, une richesse qui tend précisément au sublime. À la différence de la sensation forte, une sensation riche présente une certaine épaisseur (phénoménale et temporelle) dans son déploiement, elle implique une complexité et une variété internes, ainsi que d’éventuelles associations avec d’autres sensations (actuelles, remémorées ou anticipées, relevant d’une même voie sensorielle ou non). Elle suscite le désir de s’y attarder, de l’examiner longuement et en détail, tout en laissant planer le soupçon qu’il y aura toujours autre chose à y sentir. Ainsi, alors que la force s’impose, la richesse propose [6] : elle sollicite, elle attise la convoitise de nos sens, elle invite à faire fructifier cette proposition, en déployant et en aiguisant notre sensibilité.  La richesse de la sensation produit donc moins un effet qu’une ré-action, elle implique une réceptivité active, une disponibilité qui ne se confond pas avec la passivité. Ce qui est suscité est au moins dans une certaine mesure de l’ordre de la spontanéité de l’être sensible, qui juge la sensation riche digne d’intérêt et possédant une certaine valeur. Si l’on risquait une métaphore aquatique, on pourrait dire que la sensation forte nous submerge, alors que la sensation riche nous donne envie d’y plonger. Lorsque la sensation devient sublime, on peut certes craindre de s’y noyer.

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James Turrell, Either Or, 2024 (série Wedgeworks, 1969-)

Si impressionnantes qu’elles puissent être, les photographies des installations de Turrell peuvent difficilement rendre justice à la richesse des sensations, non exclusivement visuelles d’ailleurs, que celles-ci font naître. Il faut donc tenter l’ekphrasis et assumer par ailleurs une certaine subjectivité de l’expérience menée.

Faisant partie de la série des Wedgeworks initiée en 1969, et comme de nombreuses autres propositions de Turrell, Either Or (2024) implique de franchir un seuil. On le traverse plus ou moins rapidement, mais il induit immanquablement une déstabilisation des repères spatiaux, perceptifs et moteurs. Depuis un couloir de circulation reliant les différentes parties du rez-de-chaussée de l’exposition, faiblement éclairé et donnant sur sa gauche sur les deux installations principales, on doit entrer dans un couloir parallèle, en coude à 180° sur la gauche, de plusieurs mètres de longs (bien que ses dimensions précises soient difficiles à déterminer). On s’y plonge alors très rapidement dans une obscurité dense, où l’on tend par réflexe les mains pour éviter toute collision avec un mur ou avec autrui. Depuis l’entrée encore éclairée par le couloir de circulation, une bande blanche, sans doute faite d’une matière réfléchissante, court le long des cloisons à une hauteur d’environ 1m80. Elle disparaît toutefois bien vite dans le noir. Contrairement à ce que présente le plan fourni à l’entrée de l’exposition, on doit tourner au bout de ce premier couloir sur la droite, derechef à 180°, dans un second qui nous permettra d’entrer dans l’installation proprement dite. On tâtonne dans le noir, l’épaisseur de la cloison séparant les deux couloirs permet de s’y adosser un moment et de scruter l’obscurité ; progressivement, la bande réfléchissante réapparaît, permettant de repérer les autres cloisons et de préciser quelque peu cet espace à la fois liminaire et liminal. Comme dans d’autres installations de Turrell, ce jeu de coudes à 180°, d’abord sur la gauche puis sur la droite, garantit une parfaite étanchéité visuelle de l’installation : aucune lumière externe ne pénètre dans Either Or. Lorsqu’on tourne sur la droite dans le second couloir, on aperçoit à quelques mètres une ouverture donnant sur un espace encore sombre mais baigné d’une faible couleur (bleue lorsque j’y entre) venant de la gauche.

Une fois passée l’ouverture, Either Or apparaît sur la gauche comme une succession de trois espaces (ou volumes, ou morceaux, ou blocs d’espaces) vides d’objets. Ils se succèdent dans le sens de la profondeur et se distinguent les uns des autres par leur luminosité colorée. Une banquette est aménagée le long du mur qui fait face à l’installation. L’espace des visiteurs n’émet lui-même aucune lumière, il est faiblement éclairé par les trois autres et en est séparé par une bande lumineuse rectiligne, qu’un employé de la galerie interdit poliment de franchir. Cette bande coure de manière continue sur le sol, les murs et le plafond, traçant ainsi à l’échelle de la salle un cadre lumineux, bleu, vertical et perpendiculaire aux murs latéraux. En examinant ce cadre, on ne peut déterminer avec exactitude d’où la lumière est émise : des surfaces elles-mêmes ? de fentes pratiquées dans les cloisons, projetant des faisceaux à travers l’espace pour le structurer ?

Le premier espace d’Either Or présente un volume parallélépipédique. Il est coloré et semble empli d’une légère brume lumineuse, bleue foncée et immobile. Il est délimité de l’espace suivant par un deuxième cadre, jaune. Ce deuxième espace ne semble pas émettre lui-même de la lumière, il est plutôt (à peine) éclairé sur ses bords par les deux autres qui l’enserrent. Son volume diffère aussi du premier : prisme triangulaire, il ne présente qu’une seule arête sur la gauche, d’où s’élance également le troisième cadre (oblique donc, et vert) qui le délimite du dernier espace, saturé quant à lui d’un rouge intense. Si l’on sait que l’espace total d’Either Or est matériellement limité (on en fait bien physiquement le tour quand on visite l’exposition), le dernier morceau d’espace semble s’ouvrir de biais sur la gauche : on a ainsi l’impression qu’une partie de cet espace échappe à notre regard en raison de notre point de vue, limité depuis l’espace des visiteurs, mais que, si l’on s’avançait dans les espaces lumineux, on pourrait finalement tourner sur la gauche pour l’observer dans sa totalité, ou même en découvrir de nouveaux. L’espace perçu visuellement se dissocie ainsi de l’espace matériel de l’architecture et semble pouvoir s’« infinir » [7] dans une succession de volumes lumineux, ou se dé-finir, se dé-terminer, précisément grâce à une détermination rigoureuse de l’espace au moyen de la lumière et de l’obscurité [8]. Cependant, l’ensemble de cette structuration spatiale n’est pas statique : elle évolue lentement, au cours d’une boucle de trente minutes. Les couleurs des trois morceaux d’espace se modifient, faisant survenir des contrastes et des complémentarités. Parfois, l’ensemble se fait entièrement monochrome (vert, bleu, rouge) et le dernier espace semble alors perdre sa profondeur pour se solidifier en une surface oblique.  Un moment de la boucle temporelle, correspondant très probablement à son (re)commencement, est particulièrement remarquable et fait prendre conscience de l’interdépendance des effets lumineux et du fond d’obscurité d’où ils naissent et se développent. Les couleurs s’évanouissent, les différents espaces qu’elles distinguent aussi, pour ne laisser subsister que le premier cadre lumineux. Il est à présent d’un rouge intense. Immense, monumental, il n’encadre ou ne cadre apparemment plus rien. Pourtant, entre les lignes rougeoyantes, on perçoit bien quelque chose : l’obscurité elle-même, tout à la fois béante et massive, sorte de gouffre perceptif qui peut tout aussi bien, dans une oscillation des ordres de sensation, apparaître comme un milieu dense et compact. On y voit au moins du noir (comme on voyait juste avant du bleu, du rouge, du jaune…) mais également, si l’on veut bien y prêter attention, tous les phosphènes, erratiques voire fourmillants, résultant de l’activité de notre système optique en situation d’obscurité.

Une certaine expérience du sublime peut alors naître des sensations induites par Either Or, expérience qui noue un lien serré entre l’obscurité et la couleur, entre le surgissement et la disparition, et qui se prolongera lorsque les volumes colorés réapparaîtront. Au sein d’une riche tradition philosophique, Edmund Burke a particulièrement insisté sur les sensations induites par l’obscurité et a mis en évidence le « remarquable contraste » [9] entre celui-ci et le beau.

Le beau pour sa part, caractérisé comme « cette qualité ou ces qualités des corps, qui leur permettent d’exciter l’amour ou une passion voisine » [10], s’ancre selon Burke dans le plaisir à proprement parler, un plaisir positif dû à un état de détente et de relâchement du corps et lié à l’une des deux fins auxquelles se rapportent toutes les passions humaines : la « société », au double sens du rapport amoureux (« la société des sexes ; nous appelons amour la passion qui lui est relative, et qui contient un mélange de concupiscence ; son objet est la beauté des femmes » [11]) et de « la société générale (the great society) qu’on forme avec les hommes et tous les autres animaux. La passion qui s’y rapporte reçoit également le nom d’amour, mais elle est exempte de concupiscence et son objet est la beauté ». Parmi les qualités sensibles du beau se trouvent en particulier la petitesse, le lisse ou encore la variation progressive. L’autre fin, à laquelle le sublime est lié, est la conservation de soi de l’individu. Burke rattache plus précisément le sublime à ce qu’il nomme « délice » (delight), phénomène relatif ou négatif au sens où il naît de l’atténuation ou de la modification de la peur ou de douleur qui produisent une certaine tension du corps, en particulier des nerfs : « J’emploierai le terme délice pour exprimer la sensation qui accompagne l’éloignement de la douleur ou du danger […] ce délice, je ne l’ai pas nommé plaisir, parce qu’il dépend de la douleur, et parce qu’il diffère suffisamment de toute idée de plaisir positif. Tout ce qui l’excite, je l’appelle sublime. » [12] Par la mise à distance ou la modification du danger ou de la douleur, le sujet ne les craint plus véritablement, même si les sensations et l’expérience gardent leur intensité : « Tout ce qui est propre à susciter d’une manière quelconque les idées de douleur et de danger, tout ce qui traite d’objets terribles ou agit de façon analogue à la terreur, est source du sublime, c’est-à-dire capable de produire la plus forte émotion que l’esprit soit capable de ressentir. » [13] Dans ses manifestations les plus puissantes, l’effet du sublime est selon Burke l’étonnement (astonishment) au sens fort, « c’est-à-dire un état de l’âme dans lequel tous ses mouvements sont comme suspendus par quelque degré d’horreur » [14]. Comme le précise Céline Flécheux, si l’expérience du beau est corrélée au sentiment d’un accroissement de notre propre puissance, « le sublime, lui, impose un sentiment d’arrêt de nos forces vitales qui, dans un second temps, permet d’ouvrir à une autre dimension ([…] du plaisir, chez Burke). » [15]

Parmi les différentes caractéristiques sensibles susceptibles de provoquer une expérience du sublime, notamment le vaste, l’infini ou le puissant, Burke s’attarde donc sur l’obscur. Selon lui, l’obscurité est en elle-même terrible parce qu’elle provoque une sensation de tension douloureuse, due à la « contraction des fibres radiales de l’iris » [16], ainsi que des « efforts constants pour recevoir la lumière ; c’est ce que montrent les éclairs et les taches lumineuses qui semblent souvent apparaître devant l’œil : ce ne peut être que l’effet de spasmes produits par les efforts de l’œil à la poursuite de son objet ». Et d’une manière spécifique, l’obscurité met au défi nos facultés et notre puissance d’agir et de sentir, en suscitant un état premier de déprise :

Nous avons considéré que l’obscurité était une des causes du sublime et que le sublime dépendait d’une modification de la douleur ou de la terreur ; […] car, dans l’obscurité la plus profonde, il est impossible de savoir quel est notre degré de sécurité et quels objets nous entourent ; nous pouvons à tout moment heurter un dangereux obstacle et tomber au premier pas dans un précipice ; de quel côté, enfin, nous défendrions-nous, si un ennemi surgissait ? La force n’est plus alors une protection sûre, la sagesse ne peut agir que par conjecture, les plus hardis sont saisis d’étonnement, et celui qui ne voudrait rien implorer pour sa défense est forcé d’implorer la lumière. [17]

Analysant la place de l’obscurité dans la pensée de Burke, Baldine Saint Girons souligne que, selon lui, l’être humain « est un être naturellement terrifié par toutes les formes de puissance dont la manifestation empiète sur sa propre identité physique, psychologique et morale, au moment où elle la constitue : l’obscurité incarne alors l’ennemi avec lequel il lui faut pactiser pour affirmer son pouvoir. » [18] C’est d’une façon singulière ce dont on peut faire l’expérience lorsqu’on est confronté à l’obscurité momentanée, tout à la fois enveloppante et en-cadrée d’Either Or. Le noir semble prêt à nous engloutir, comme une immense « bouche d’ombre » [19], ou à nous écraser par sa paradoxale densité s’il en venait à dominer entièrement l’espace. À la fois face à et plongé dans cette obscurité vertigineuse (le grec condense l’obscur et le vertigineux en un même terme : skotodíne, le tourbillon ou le « vertige ténébreux » [20]), immense pan noir cerné de rouge vibrant, sanguin et presque fumant, on se sait pourtant indemne, assis en sécurité sur la banquette, dans une « sorte de tranquillité teintée de terreur » [21] ; l’employé de la galerie veille sur nous, on anticipe que les volumes lumineux vont bientôt réapparaître, on peut quitter l’installation quand bon nous semble. Notre faculté de sentir, mise au défi par l’advenue et l’envahissement inattendus de l’obscurité, n’est ni tétanisée ni engourdie. Au contraire, elle affirme ou du moins tente d’affirmer sa propre puissance de scrutation du sensible en se plongeant dans l’obscur, en même temps qu’elle assume ses indéniables limitations. Cette puissance, elle s’en assure en particulier lorsque ressurgissent les différentes couleurs, qui ne dissipent pourtant pas la qualité sublime de l’expérience mais lui donnent une nouvelle inflexion. Car, comme le montre Baldine Saint Girons :

La couleur est belle, lorsqu’on la pense dans sa stabilité, mais elle devient sublime lorsqu’on éprouve le miracle de sa naissance et qu’elle remplit l’âme au point de suspendre la pensée. Si l’énigme de l’ombre s’approfondit dans celle de la couleur, l’inverse est vrai : la couleur ne cesse de surgir des ténèbres ou d’y retourner dans un mouvement qui fait retenir la respiration. [22]

On la retient en effet, alors que les sensations à la fois lumineuses et spatiales des volumes et des cadres colorés d’Either Or renaissent de l’obscurité avec une intensité renouvelée.

James Turrell SAD+ architecture Georges Iliopoulos philosophie

Vue d’exposition avec All Clear, 2024, série Ganzfelds (1976-)

L’installation All Clear (2024) peut elle aussi tendre au sublime par la richesse des sensations qu’elle propose, d’une manière différente certes, sans mise en œuvre de l’obscurité, mais toujours corrélée aux apparitions-disparitions de la lumière et de ses variations colorées. All Clear s’inscrit dans la série des Ganzfelds, initiée par Turrell en 1976. Avec cette série, celui-ci nous propose de travailler en particulier nos sensations spatiales, notre perception de la profondeur et des orientations : « l’effet Ganzfeld [survient] lorsqu’un manque d’indicateurs de profondeur, de forme et de distance amène le cerveau à confondre le bruit visuel avec des informations tangibles. L’œuvre de Turrell évoque les expériences désorientantes du ski dans des conditions de voile blanc, de l’ascension à travers les nuages enveloppants lors d’un vol, ou de la plongée dans le vide des océans profonds. » [23]

Avant d’entrer dans l’installation proprement dite, on doit ici aussi franchir une sorte de seuil [24]. Depuis le couloir reliant les deux installations au reste de l’espace d’exposition, on entre dans une première salle. Un pan rectangulaire est comme fixé en hauteur, sur le mur du fond. Il est bleu lorsque j’entre dans la salle et paraît légèrement lumineux, tout à fait monochrome et homogène. Un escalier plutôt imposant y mène. Un employé me demande de retirer mes chaussures et de mettre des protections en tissu par-dessus mes chaussettes, avant de monter les marches ; une banquette faisant face à l’escalier et au pan, dont la couleur est en train de changer, permet de le faire confortablement. Pendant que je m’exécute, en continuant cependant de fixer le pan du regard, la tête d’un visiteur y apparaît brièvement dans la partie basse, creusant d’un coup ce que mes yeux identifiaient (malgré ma connaissance de ce type d’installation de Turrell) comme une surface solide et tangible. En montant l’escalier, le rectangle devient une évidente ouverture. La sensation visuelle d’une surface solide est due au travail subtil de ses bords, qui s’effilent et paraissent, depuis la première salle, n’avoir aucune épaisseur ; ce qui est vu à travers l’ouverture semble ainsi solidaire du mur que l’on franchit [25].

Alors qu’on faisait face à Either Or, malgré l’obscurité enveloppante, on entre dans l’espace énigmatique et ambigu d’All Clear. Ses dimensions sont difficiles à déterminer avec exactitude et il est saturé d’une lumière colorée qui évolue ici aussi lentement, passant d’une teinte à l’autre au cours d’une boucle d’une heure. Au centre imprécis de l’installation, un petit banc émerge du sol. Il permet de s’assoir pour observer un ovale horizontal et lumineux, faisant face à l’ouverture, fixé ou incrusté on ne sait comment dans le mur du fond. Il semble fait d’un verre translucide et plutôt massif. S’il est par moment monochrome, diverses nuances colorées surgissent de son centre pour s’étendre vers ses bords, par vagues très lentes. Sur le mur de l’entrée, de grandes bandes lumineuses, en verre très probablement, encadrent celle-ci. Un brouillage des distinctions entre le sol, les murs latéraux et le plafond, entre le proche et le lointain, s’opère à deux mètres environ de ce mur, comme si une brume colorée les voilait et amalgamait les différents plans et directions. Pourtant, l’air est tout à fait sec, on entend même le bruit d’un système d’aération efficace, et les quelques autres visiteurs présents apparaissent, étonnamment, d’une manière plus nette qu’à l’ordinaire, comme si cette brume, enveloppante et toujours lointaine à la fois, ne les touchait pas, ne les perdait pas, mais au contraire accentuait leurs contours et leur présence, dont la matérialité se trouve comme intensifiée. Cette sensation visuelle d’« élément de brume, de vapeur sèche », dont parle également Georges Didi-Huberman en relatant sa visite de l’obscur Blood Lust [26], résulte ici du fait que les jonctions entre le sol, les murs et le plafond sont de manière ordinaire à angle droit près de l’entrée, puis se courbent, effaçant la solution de continuité entre les différentes surfaces, entre les plans horizontaux et verticaux. Le regard n’a alors plus de repères pour les distinguer ni pour y tracer aucune délimitation sûre. Par ailleurs, la saturation lumineuse et colorée de l’espace ainsi que le soin apporté à l’homogénéité des surfaces (d’où l’importance de retirer ses chaussures pour ne pas laisser de traces au sol), afin qu’elles interagissent avec la lumière de manière à troubler l’évidence de leur propre matérialité, déstabilisent les sensations spatiales, la perception de la profondeur et des orientations [27]. Ainsi, lorsqu’on fait face à ce que l’on sait pourtant bien être un mur, à quelques dizaines de centimètres de soi, ce que l’on sent ou perçoit pourrait tout aussi bien être un brouillard opaque, ou un vide coloré et illimité, infini, vertigineux comme l’était l’obscurité d’Either Or quoique différemment (une sorte de chromo-díne ?). Cette sensation d’infini contribue sans doute à la qualité sublime de l’expérience. Nous l’évoquions, selon Burke : « Une autre source du sublime est l’infini […]. Il a tendance à remplir l’esprit de cette sorte d’horreur délicieuse qui est l’effet le plus authentique et le meilleur critère du sublime. Parmi les objets soumis à nos sens, il s’en trouve peu qui soient réellement infinis par eux-mêmes. Mais, comme il en est beaucoup dont l’œil ne peut percevoir les bornes, ils paraissent infinis et produisent les mêmes effets que s’ils l’étaient réellement. » [28] Dans All Clear, on doit tendre la main et toucher des doigts la surface tiède, ou repérer une légère trace sur la peinture, pour dissiper l’incertitude à la fois perceptive et proprioceptive. Le plafond, lui aussi, semble s’infinir en un ciel couvert. En outre, une très légère inclinaison du sol contribue à la sensation de vertige, à mesure de nos déplacements. Si l’on s’approche suffisamment de l’ovale du fond, on s’aperçoit qu’il s’agit d’une d’ouverture donnant sur un étroit interstice ménagé entre la cloison qu’elle troue et un mur, sur lequel est projetée la lumière colorée dont la source ne peut être directement perçue.

Des moments de saturation lumineuse et colorée surviennent lors desquels on ne voit plus que du rouge, du bleu, du blanc, de l’orange. On est alors dans le rouge, dans le bleu, dans le blanc, dans l’orange comme on est, selon l’expression ordinaire, « dans le noir » ; il y a saturation lumineuse, comme il y peut y avoir saturation d’obscurité. C’est sans doute pour cette raison que les deux installations sont présentées l’une à côté de l’autre dans l’exposition. Comme le noir d’Either Or, le vide coloré d’All Clear se renverse facilement en plein, et réciproquement le plein s’évide, dans une oscillation des sensations que l’on peut plus ou moins provoquer, accélérer ou contenir, mais maladroitement, sans jamais la maîtriser entièrement. Comme l’obscurité, la lumière d’All Clear obnubile, au double sens du terme : elle prive momentanément la sensibilité de discernement, de lucidité, d'une manière presque obsédante, elle fait aussi disparaître, oublier l’espace, la profondeur et les directions, tout en avivant cependant la puissance de sentir. Alors que j’étais seul dans l’installation depuis un bon moment, un groupe de quatre personnes entrent. Manifestement, elles ne sont pas familières du travail de Turrell. L’une d’elles, s’approchant avec beaucoup de prudence du fond, les mains tendues et visiblement inquiète de trébucher, s’exclame : « Plus j’avance, moins je vois ! ». En effet, plus rien n’est clair. J’observe pour ma part un effet rétinien que je ne connaissais pas : par moments, des filaments noirs, extrêmement ténus, fourmillent et s’agitent çà et là dans l’espace. Mes yeux tentent-ils de dessiner des lignes là où ils n’en trouvent plus ? S’agit-il d’une sorte de négatif des phosphènes qui surgissent habituellement dans le noir ? On peut aussi jouer avec la focalisation de la vision, pour faire plus ou moins apparaître et disparaître l’ovale dans la couleur généralisée. À intervalles qui semblent réguliers (mais la perception de la durée est devenue imprécise, comme celle de l’espace), des séries de puissants flashs interrompent les changements progressifs de couleurs et dessinent des motifs géométriques complexes sur le champ visuel. Par contraste, la couleur qui succède à ces flashs est particulièrement « pure », unie et presque envahissante ; l’oeil la scrute alors avec avidité. Pour reprendre une distinction de la langue latine, analysée par Baldine Saint Girons, et comme dans d’autres propositions de Turrell, on fait avec All Clear l’expérience de la lux, c’est-à-dire de « l’opération propre à la lumière qui, en jaillissant, réélabore un donné » [29], et non du lumen, du simple moyen d’éclairage ; les installations lumineuses de Turrell n’éclairent, à proprement parler, rien d’autre qu’elles-mêmes, rien d’autre que l’espace dans lequel elles se déploient et qu’elles réélaborent.  C’est aussi pourquoi les sensations lumineuses qu’elles proposent peuvent tendre au sublime : « Pour que la lumière puisse susciter le sublime, il faut que certaines conditions soient réunies de manière à ce qu’elle ne se réduise pas à la faculté de montrer les objets, car elle est trop commune pour toucher vivement ; or sans impression vive, point de sublime. » [30] Si All Clear présente certes des surfaces éclairées (les murs, le sol, le plafond), indispensables pour que la lumière colorée devienne elle-même en un sens visible [31], elles tendent à s’effacer pour laisser la place à des « couleurs spatiales », qui « flottent dans l’espace sans relation définie aux objets » [32]. Ces couleurs se succèdent, toutes présentent une remarquable « voracité atmosphérique » [33], pour reprendre une formule de Georges Didi-Huberman, une voracité semblable à celle de l’obscurité. Déambulant tranquillement dans l’espace d’All Clear, on pourrait presque craindre de s’y perdre ou de s’y faire engloutir, comme dans un gouffre, comme par une bouche béante, lumineuse cette fois, s’ouvrant et se rouvrant à chaque variation de couleur.

La richesse voire la qualité sublime des sensations proposées par Turrell avec ces deux installations sont également liées à leur propension à rendre poreuses les limites attribuées d’ordinaire aux différents sens. La vue et le toucher en particulier, l’optique et l’haptique, s’y aiguillonnent réciproquement et s’y entremêlent en une expérience au cours de laquelle, s’ils ne se confondent certes pas absolument, ils ne peuvent être tout à fait distingués, en un brouillage qui peut induire lui aussi un certain vertige des sensations.

Dans ses réflexions sur les causes du beau et du sublime, Burke insiste sur une certaine unité du « sensorium » [34], sur « l’accord évident de tous les sens » qui « témoignent […] les uns pour les autres » : « Toutes nos sensations forment une chaîne ; elles ne sont toutes que des manières différentes de sentir (feeling), calculées pour être produites par diverses sortes d’objets, mais toutes de la même façon. » Dans une autre perspective, Maurice Merleau-Ponty a lui aussi souligné à quel point la « délimitation des sens est grossière », en montrant plus précisément en quel sens « la vision est palpation par le regard »  :

Et comme […] toute expérience du visible m’a toujours été donnée dans le contexte des mouvements du regard, le spectacle visible appartient au toucher ni plus ni moins que les « qualités tactiles ». Il faut nous habituer à penser que tout visible est taillé dans le tangible, tout être tacite promis en quelque manière à la visibilité, et qu’il y a empiètement, enjambement […] entre le tangible et le visible qui est incrusté en lui, comme, inversement, lui-même n’est pas néant de visibilité, n’est pas sans existence visuelle. Puisque le même corps voit et touche, visible et tangible appartiennent au même monde. C’est une merveille trop peu remarquée que tout mouvement de mes yeux — bien plus, tout déplacement de mon corps — a sa place dans le même univers visible que par eux je détaille et j’explore, comme, inversement, toute vision a lieu quelque part dans l’espace tactile. Il y a relèvement double et croisé du visible dans le tangible et du tangible dans le visible, les deux cartes sont complètes, et pourtant elles ne se confondent pas. Les deux parties sont totales et pourtant ne sont pas superposables. [35]

Si on a l’habitude d’appréhender les sensations lumineuses et obscures comme étant d’ordre principalement (sinon exclusivement) visuel, on peut grâce aux installations de Turrell faire l’expérience de ce qu’on pourrait appeler leur promesse ou leur tentation tactile. Dans le noir profond du seuil d’Either Or, on tend évidemment les mains pour repérer les obstacles ou pour chercher une surface qui nous permettrait de nous orienter. Mais c’est aussi l’obscurité elle-même qu’on fouille, qu’on caresse et qu’on remue, en essayant de distinguer nos doigts en son sein. Face aux volumes d’espace diversement colorés, comme dans l’espace saturé de couleur d’All Clear, on souhaite également enfoncer les doigts dans cette sorte de brume de lumière rouge, bleue, jaune, similaire à la « qualité brumisée de noir » des architectures japonaises sombres décrites par Jun’ichirô Tanizaki : « Avez-vous déjà vu “du noir illuminé” ? […] on l’aurait dit constitué d’une poudre dense de cendres fines dont la moindre particule était chargée de l’éclat de l’arc-en-ciel. J’ai battu des paupières de crainte que cela ne me rentre dans les yeux. » [36] Nous l’avons évoqué, lumière et obscurité apparaissent en effet dans ces installations comme des sortes de matières brumeuses ou atmosphériques, comme si elles étaient constituées d’infimes particules obscures ou lumineuses en suspension dans l’air ; des matières diffuses qui ne sont certes pas solides telles qu’on les rencontre mais qu’on pourrait peut-être sentir au toucher, voire saisir, si l’on réussissait à les condenser suffisamment. Et l’on a en effet l’impression qu’elles peuvent entrer dans les yeux, les narines ou la bouche ; à l’instar de Tanizaki, on pourrait craindre que lumière et obscurité s’insinuent peu à peu en nous et nous saturent nous aussi. Se sachant cependant à l’abri de tout danger, on écarquille plutôt les yeux, on inspire profondément. Turrell évoque lui-même cette qualité ou, plutôt, cette sensation d’une qualité presque tangible de la lumière dans son travail (il reste étrangement muet sur l’obscurité) : « la lumière a une qualité de présence tangible. En travaillant avec la lumière, ce qui est vraiment important pour moi, c'est de créer une expérience de pensée sans mots, de faire de la qualité et de la sensation de la lumière elle-même quelque chose de vraiment tactile. Elle a une qualité apparemment intangible, mais elle est physiquement sentie. Souvent, les gens tendent la main pour essayer de la toucher. » [37] D’une manière révélatrice, la version française du communiqué de presse de la galerie Gagosian, publié à l’occasion de l’exposition, traduit une phrase de Turrell : « I am interested in the “thingness” of light itself » par « Ce qui m’intéresse, c’est “la matérialité” de la lumière ».  Certes, « choséité » n’est pas un terme de la langue courante en français, mais il aurait été facilement compréhensible par tout un chacun. Et le terme materiality existe bien en anglais. Ce léger décalage dans la traduction exprime pourtant bien quelque chose de l’expérience de la lumière, mais aussi de l’obscurité, à laquelle invitent les installations de Turrell : s’y affirme une intensité de présence, presque matérielle au sens de ce qui relève du tangible et du palpable, des phénomènes lumineux et obscurs. Et lorsque Turrell affirme « My work is about the thingness of light itself, feeling the light » [38], il ne réduit précisément pas cette expérience à « seing the light ».

Cette sorte de promesse tactile de lumière ne s’exprime pourtant pas seulement sur le mode du brumeux, ou plutôt de la sensation du brumeux. Dans « At One », certaines œuvres de Turrell suggèrent une solidité, parfois même tranchante, de la lumière : les deux projections monochromes de la série Cross Corner (Raethro, Yellow et Afrum, Lavender, 2024) et, surtout, un groupe de quatre « hologrammes ». Ni l’une ni l’autre de ces séries n’est de l’ordre de l’illusion : très rapidement, on s’aperçoit qu’il n’y a rien de solide à proprement parler, on le savait même déjà et Turrell n’entend pas nous tromper. Dans le cas des hologrammes, un support rectangulaire plat, d’environ 60 centimètres de hauteur par 45 centimètres de largeur, à la surface sombre, unie et lisse, est accroché au mur à la manière d’un tableau. Il reçoit la lumière d’un projecteur fixé au plafond mais, par un curieux effet de réflexion de sa matière, la lumière paraît à l’inverse en sortir, en jaillir comme une lame acérée et moirée, aux nuances vertes, jaunes et orangées. On a l’impression de pouvoir la saisir, on veut l’effleurer et tenter de la manipuler. Évidemment, nos doigts traversent la lumière sans rencontrer de matière solide, sans qu’une véritable sensation tactile naisse.

James Turrell SAD+ architecture Georges Iliopoulos philosophie

James Turrell, Yellow Triangle with Green Fringe (XXXIV_E), 2017

James Turrell SAD+ architecture Georges Iliopoulos philosophie

James Turrell, Raethro, Yellow, 2024

Les expériences sensibles, auxquelles nous convient les installations obscures et lumineuses de Turrell, ne nous contraignent pas à une position ou à une attitude de passivité, face à des sensations dont la force s’imposerait à nous. Ces expériences, insistons-y, Either Or et All Clear les proposent, elles ne les imposent pas. On y est moins passif que réceptif : on doit déployer notre sensibilité, notre attention, notre faculté de réflexion, mais aussi de mouvement, en une réponse active à la variété et à la richesse des sensations, afin d’élaborer une expérience qui se construit dans la durée [39]. Il faut arpenter les espaces, plus ou moins rapidement, déambuler et revenir sur ses pas, tendre les mains pour tâtonner et palper, même du vide, glisser et faire jouer ses doigts dans la lumière ou le noir, attendre, patienter suffisamment pour que les sensations déroulent leur flux, tourner la tête et les yeux dans toutes les directions, jouer avec les diverses possibilités de focalisation de la vision, alterner entre une attention focalisée et une attention distribuée [40], fermer brusquement les paupières pour les rouvrir et examiner alors le renouvellement du champ visuel… Turrell lui-même insiste sur ce rôle, sur la responsabilité du sujet de l’expérience : « L'œuvre concerne votre vision. Elle est réactive au spectateur. Lorsque vous vous déplacez dans l'espace ou que vous décidez de le voir, d'une manière ou d'une autre, sa réalité peut changer. L'approche est très importante. Vous pouvez faire en sorte que la réalité de votre expérience de l'œuvre devienne le facteur déterminant de son existence. » [41] Il souligne en particulier le rôle de l’attention, dont « la qualité […] est presque le prix de l’admission » [42]. La richesse sensible de l’expérience à mener exige ainsi un véritable effort de notre part pour la faire advenir et pour en déplier toutes les dimensions. On peut tout à fait passer à côté de cette richesse, de cette proposition, l’expérience peut se révéler pauvre si notre réaction ou notre réponse au sensible reste elle-même insuffisante.

Si cette réponse est à la hauteur de la richesse des sensations, elle permet non seulement un épanouissement de celles-ci, mais elle engage par là même un retour sur notre propre sensibilité. Elle est alors expérimentation de notre propre expérience, l’occasion d’une « aisthesis réfléchie », selon la formulation de Marianne Massin : « De fait, une telle expérience se réfléchit elle-même et, pour ainsi dire, s’élève au carré en se prenant pour objet, on y fait “l’expérience de l’expérience” [43]. On y accède de manière sensible à une conscience réflexive du corps, au double sens subjectif et objectif du génitif : la réflexion est provoquée par les déplacements du corps et ses perceptions, mais on y prend aussi conscience de ce corps selon un mode non discursif d’attention et de compréhension. » [44] À l’instar des œuvres de brouillard d’Ann Veronica Janssens, analysées en détail par Marianne Massin, les installations de Turrell ouvrent ainsi « l’espace fructueux d’une interrogation sur les conditions de possibilité de l’expérience même. » Il s’agit « moins d’une surenchère d’effets subis, que d’une investigation active mais non aléatoire » [45] : ces installations sont l’occasion « d’aiguiser l’aisthesis, non de l’endurcir par des excitations croissantes », elles invitent « à “se sentir sentir” dans ce doublement réflexif […], et non à être submergé par les sensations » (ajoutons : par les sensations fortes). Enveloppé d’obscurité ou de lumière colorée, on y prend conscience de sa propre condition d’être sensible, au double sens d’être doué de sensibilité et d’être soi-même du sensible, on sent de manière vive son propre corps et sa puissance de sentir. On y est aussi invité à « régler son vertige », réglage qui doit cependant être continué et qui se révèle toujours fragile, le vertige pouvant facilement se dissiper par excès de maîtrise ou à l’inverse nous anesthésier en partie. C’est précisément par et dans notre activité réceptive et réflexive, tout à la fois perceptive, corporelle et intellectuelle, face aux riches sollicitations du sensible, qu’on peut se trouver par moments dessaisi voire ébranlé par les fulgurations de sensations sublimes. Si le « délice » qui leur est propre correspond selon Burke à une certaine tension du corps et de l’esprit, potentiellement douloureuse certes, il est aussi tonification de ceux-ci, qu’il délivre d’un « état de langueur et d’inaction » [46] délétère, pouvant se renverser en « d’horribles convulsions ». Dans leur « intense précarité » [47], les sensations sublimes mettent notre puissance de sentir et de penser au défi de se (ré)affirmer : à l’inverse de la sensation pauvrement forte, au lieu de simplement l’engourdir, la suspension propre au sublime invite le sujet qui en fait l’expérience à relancer, à redynamiser cette puissance, en réponse à la puissance double, à la fois pouvoir et virtualité, du sensible.

Crédits photographiques : ©James Turrell, photographie Thomas Lannes. Courtesy the artist and Gagosian. Légende complète des oeuvres :

  • Either Or, 2024, série Wedgeworks, 1969–, installation lumineuse et médiums mixtes, dimensions variables

  • All Clear, 2024, série Ganzfeld, 1976–, installation lumineuse et médiums mixtes, dimensions variables

  • Yellow Triangle with Green Fringe (XXXIV_E), 2017, hologramme, 62 x 44, 3 cm

  • Raethro, Yellow, 2024, projection lumineuse, dimensions variables

[1] James Turrell, entretien avec G. Tortosa, Art Press, n°157, 1991, p. 20.

[2] Trésor de la Langue Française informatisé.

[3] Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, nouvelle édition augmentée, Le Robert, 2016.

[4] Simone Weil, L’Iliade ou le poème de la force [1941], Éditions de l’éclat, 2014, p. 39. Selon Simone Weil, la force fait également, quoique différemment, de l’individu qui la manie une chose : il n’est plus qu’élan, force aveugle (ibid. p. 71).

[5] Le terme de puissance présente l’avantage de pouvoir exprimer, d’une part selon l’usage courant, une force ou un pouvoir produisant des effets, de l’autre dans le sens davantage propre au champ philosophique de la dúnamis, ce qui est « en puissance », c’est-à-dire une virtualité qui peut ou non s’actualiser, par elle-même ou en relation à d’autres réalités.

[6] Nous reprenons cette distinction entre imposition et proposition à Marianne Massin, Expérience esthétique et art contemporain, Presses Universitaires de Rennes, 2013, p. 128 en particulier.

[7] Néologisme forgé par Georges Didi-Huberman dans Brouillards de peines et de désirs. Faits d’affects, 1, Éditions de Minuit, 2023, p. 18.

[8] Ambivalent, le préfixe latin de- permet soit d’appuyer ou d’accentuer le sens d’un mot, soit au contraire d’exprimer la cessation ou l’absence de ce sens.

[9] Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau [1757], présentation et traduction de B. Saint Girons, Vrin, 2009, p. 215.

[10] Ibid. p. 167.

[11] Ibid. p. 113. Citation suivante, ibid.

[12] Ibid. p. 93-113.

[13] Ibid. p. 96.

[14] Ibid. p. 119.

[15] Céline Flécheux, « Embarquement pour le sublime. Sens et fonctions d’un concept », dans Pierre-Henry Frangne, Céline Flécheux, Didier Laroque (dir.), Le sublime. Poétique, esthétique, philosophie, Presses Universitaires de Rennes, 2018, p. 21.

[16] Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, op. cit. p. 239.

[17] Ibid. p. 236-237.

[18] Baldine Saint Girons, Fiat lux. Une philosophie du sublime, Quai Voltaire, 1993, p. 172

[19] Victor Hugo, Ce que dit la bouche d’ombre, dans Les Contemplations, 1856.

[20] Voir Baldine Saint Girons, Fiat lux, op. cit., p. 164.

[21] Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, op. cit. p. 227.

[22] Baldine Saint Girons, Fiat lux, op. cit., p. 199.

[23] Communiqué de presse de l’exposition

[24] Soulignons avec Baldine Saint Girons le lien étymologique, quoique ambigu, de ce qui se présente comme sublimis aux seuils : « On le dérive de sub et limis “oblique, de travers”, ou bien au contraire de limen, “limite, seuil” » (Baldine Saint Girons, Le sublime de l’Antiquité à nos jours, Desjonquères, 2005, p. 21). Mais la contradiction apparente se résout peut-être en des seuils qu’on ne franchit pas d’une façon évidente, des seuils dont la présence et l’énigme sensibles exigent un passage attentif, toujours un peu de biais, à tâtons dans l’obscurité ou en obliquant pour essayer de saisir par l’œil des bords.

[25] Sur l’« art des arêtes, des cloisons et des bords » dans le travail de Turrell, voir Georges Didi-Huberman, L’homme qui marchait dans la couleur, Éditions de Minuit, 2001, p. 51-54 et 76-78.

[26] Ibid. p. 24. On retrouve l’expression « vapeur sèche » à la page 28.

[27] Voir Julia Brown (éd.), Occluded Front: James Turrell, The Lapis Press, 1985, p. 15. Georges Didi-Huberman y insiste également et affirme que Turrell utilise du blanc de titanium, « le plus intense qui soit », pour peindre les surfaces intérieures de ses installations (L’homme qui marchait dans la couleur, op. cit., p. 33.)

[28] Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, op. cit. p. 144.

[29] Baldine Saint Girons, Fiat lux, op. cit., p. 183. Dans les installations de Turrell, il s’agit cependant d’une lux non divinisée.

[30] Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, op. cit. p. 156.

[31] L’un des paradoxes de la lumière, principe de visibilité, est d’être en elle-même invisible, du moins pour nos yeux : il lui faut des corps qui vont la révéler, dans une sorte de réciprocité de la mise en visibilité. Quand on voit de la lumière « seule », dans l’air, c’est en réalité parce que des particules diverses y sont en suspension et interagissent avec elle.

[32] Paul Schilder, L’image du corps [1950], Gallimard, 1968, p. 107.

[33] Georges Didi-Huberman, L’homme qui marchait dans la couleur, op. cit., p. 35.

[34] Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, op. cit., voir notamment p. 245-247. Citations suivantes, ibid. p. 214 et 210.

[35] Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible ; Notes de travail [1964], texte établi par Cl. Lefort, Gallimard, 1979, p. 174-175.

[36] Tanizaki Jun’ichirô, Louange de l’ombre [1933], trad. R. Sekiguchi et P. Honnoré, Picquier, 2017, p. 91.

[37] James Turrell, entretien avec Julia Brown, dans Julia Brown (éd.), Occluded Front: James Turrell, op. cit., p. 42-43. Nous traduisons.

[38] James Turrell, entretien avec Almine Rech, 2004 (https://www.alminerech.com/exhibitions/10056-james-turrell-path-taken).

[39] Pour une analyse fine de la notion d’expérience et de son amplitude sémantique, voir Marianne Massin, Expérience esthétique et art contemporain, op. cit., p. 21-22.

[40] Voir notamment Jean-Marie Schaeffer, L’expérience esthétique, Gallimard, 2015, p. 63-76 et p. 316-317.

[41] James Turrell, entretien avec Julia Brown, dans Julia Brown (éd.), Occluded Front, op. cit., p. 15.

[42] James Turrell, entretien avec S. Pagé, hors-série Beaux-Arts Magazine, 2000, p. 44.

[43] Formulation de RoseLee Goldberg, « Space as Praxis », Studio International, 190, n°977, 1975, p. 134.

[44] Marianne Massin, Expérience esthétique et art contemporain, op. cit., p. 99-100. Citation suivante, ibid. p. 100.

[45] Ibid. p. 102. Citations suivantes, ibid. p. 103.

[46] Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, op. cit. p. 225. Citation suivante, ibid. p. 226.

[47] Céline Flécheux, « Embarquement pour le sublime. Sens et fonctions d’un concept », op. cit.p. 31.