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Georges Iliopoulos, Cultiver le quotidien

Fragments philosophiques sur l’ordinaire et les expériences quotidiennes.

Publié en 2022 en partenariat avec Homeney Studio.

Épuisé, nouvelle édition bilingue à paraître.

Extraits :

Ce qu’on fait d’ordinaire

Comme d’autres notions, l’ordinaire semble difficile sinon impossible à définir une fois pour toutes ; c’est peut-être ce qui le caractérise, peut-être n’existe-t-il « que dans cette difficulté propre d’accès à ce qui est juste sous nos yeux, et qu’il faut apprendre à voir » [Pierre Fasula et Sandra Laugier (dir.), Concepts de l’ordinaire]. Il ne faut peut-être pas chercher à le saisir dans les choses, à l’observer un objet situé à distance. Il se dégage et se perçoit plutôt au plus près de soi, il adhère à nos propres gestes comme une certaine qualité qui s’en diffuse et qu’on peut sentir dans tout ce qu’on fait d’ordinaire, ordinairement. Ces formes adverbiales sont plus à même de faire saisir cette qualité que le substantif trop abstrait (« l’ordinaire ») ou que le qualificatif (« la vie ordinaire ») dont l’usage se limite souvent à indiquer, par contraste avec ce qui importe véritablement, le non mémorable, l’insignifiant ou ce qui est indigne d’attention, à indiquer ce qui en un mot n’est précisément pas extra-ordinaire. Les formes adverbiales précisent en effet que l’ordinaire ne peut pas être absolument détaché des actions concrètes dont il constitue une certaine modalité. L’ordinaire n’est pas lui-même quelque chose ou même une ambiance au sein de laquelle on baignerait et dont on aimerait parfois s’extirper. Au fond, il n’est même pas une qualité, au sens d’une propriété stable des choses. On fait advenir l’ordinaire, ce sont nos gestes et nos actes qui le sécrètent. Il est une de nos manières de faire.

Ce qu’on fait d’ordinaire ne recouvre pas tout à fait ce qu’on fait au quotidien. Ni d’ailleurs ce qu’on fait habituellement. L’habitude est parfois irrationnelle, souvent suspecte d’arbitraire, elle apparaît comme la répétition machinale de gestes dont l’autorité vient précisément de leur réitération et de l’efficacité pratique que celle-ci leur confère. Et l’habitude agit, pour reprendre les images de Proust, comme une « gomme à effacer » aux « effets analgésiques » sur notre sensibilité : ce qu’on fait par habitude n’apparaît presque plus à la conscience, « la plupart de nos facultés restent endormies, parce qu’elles se reposent sur l’habitude qui sait ce qu’il y a à faire et n’a pas besoin d’elles » [À la recherche du temps perdu]. L’habitude nous émousse donc, même si elle nous est utile.

[…]

Cultiver le quotidien

Le quotidien est parfois dévalué, réduit au banal et à l’indifférent au profit d’expériences en apparence rares et marquantes. On peut pourtant le cultiver pour ne pas le laisser sombrer dans une insignifiance fade et pour y développer des expériences fécondes.

Cultiver, c’est travailler pour faire s’épanouir et fructifier. Le terme remonte au cultus latin, issu lui-même du verbe colere qui rassemble entre autres le sens de « cultiver la terre » (qui a donné la « culture » d’abord au sens agraire puis, par dérivation, au sens symbolique et social du « culturel ») et le sens de « vénérer, honorer » (d’où vient le « culte »). Sa racine indoeuropéenne khwel- « transmet en effet l’idée de “s’occuper de”, d’où “habiter et mettre en valeur (un lieu où l’on vit)” et de l’autre “honorer comme sacré”, d’où les deux notions de cultiver et de rendre un culte » [Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française]. Si cultiver renvoie donc à un travail, c’est un travail qui s’apparente au soin ou au souci déférent de ce qu’on met en œuvre pour qu’il se développe et dont on espère une réaction bénéfique et généreuse ; c’est une activité rigoureuse qui dans un même mouvement affermit le lien intime entre l’individu et ce qu’il travaille.

Dans la perspective d’une défense de l’écologie politique, le philosophe et journaliste André Gorz a soutenu l’idée d’une « culture du quotidien » [Éloge du suffisant] qu’il décrit en opposition au savoir spécialisé des experts, à l’« expertocratie » qui domine et opprime les sujets pris dans le système capitaliste. Cette culture du quotidien désigne « l’ensemble des savoirs intuitifs, des savoir-faire vernaculaires […], des habitudes, des normes et des conduites allant de soi, grâce auxquels les individus peuvent interpréter, comprendre et assumer leur insertion dans le monde qui les entoure ». Elle constitue l’une des conditions de l’autonomie des individus, l’une des conditions de leur liberté et de la préservation de leur « monde vécu », c’est-à-dire du « monde accessible à la compréhension intuitive et à la saisie pratico-sensorielle ». Le monde où peuvent donc advenir d’authentiques expériences. Si l’on peut émettre des réserves quant à ce qui se présenterait comme « allant de soi », l’idée d’une culture du quotidien permet de mettre en lumière la variété et la complexité de nos interactions habituelles avec le monde ainsi que les nombreuses facultés qu’on y exerce. Elle souligne les potentialités que recèlent nos expériences journalières, tant sensibles que pratiques ou cognitives. Mais ces expériences peuvent néanmoins se dessécher si elles ne sont pas elles-mêmes cultivées ou si elles sont appauvries par une rationalité économique dévorante qui les tourne à son profit pour en tirer un rendement exclusivement financier.

Dans une autre perspective, centrée sur l’art et l’expérience esthétique, le philosophe pragmatiste John Dewey a invité à penser la continuité entre le quotidien et les expériences au sens fort du terme. Celles-ci ne ne sont pas exclusivement encloses dans des contextes privilégiés et se présentent à la fois comme activement conduites, unifiées et dynamiques : […]

Attention

[…] Être attentif c’est tendre vers (ad-tendo), c’est accroître et concentrer, intensifier et aiguiser son activité perceptive vers un objet dont la présence nous a sollicités, en réponse à cette présence qui sinon resterait indistincte ou en retrait au sein du champ perceptif. Au lieu d’effleurer rapidement ce que nous percevons, il s’agit de s’y attarder et de le scruter. Dans une certaine mesure et dans un même mouvement, l’attention suppose également de suspendre les autres phénomènes qui peuplent notre champ perceptif, puisque elle « implique le retrait de certains objets afin de traiter plus efficacement les autres » [William James, The Principles of Psychology].

Mais l’attention peut aussi se faire ouverte et flottante, quoique vive ; être attentif, c’est alors laisser advenir des occasions de surprise, découvrir dans les objets du quotidien des aspects insoupçonnés. Comme Léonard de Vinci, ce peut être voir des pays « avec leurs montagnes, leurs fleuves, leurs rochers, les arbres, les landes, les grandes vallées » [Traité de la peinture], dans les taches ou les pierres mélangées d’un mur trop connu qui s’assemblent alors en des configurations inédites. On peut ainsi guetter, at-tendre, l’apparition heureuse de ce que le philosophe Jean-Marie Schaeffer nomme des « signes attentionnels » [Les Célibataires de l’art], des ressemblances fortuites, des images nées du hasard qui apparaissent comme les productions d’une intentionnalité.

Être attentif aux objets et aux choses, c’est encore laisser éclore la possibilité de les apprécier, de les goûter voire de les aimer, l’attention se fait alors égards et soins. Attentif, on devient attentionné. On peut alors prendre un réel plaisir à s’en occuper, à les entretenir. Ils verront ainsi leur durée s’accroître, ils pourront même gagner en valeur esthétique grâce à la douce patine de l’âge que nos attentions leur donneront. Il ne faut pas en douter, « on a toujours à gagner à donner aux objets familiers l’amitié attentive qu’ils méritent » [La Flamme d’une chandelle].

EN

Georges Iliopoulos, Cultivating Daily Life

Philosophical fragments on the ordinary and everyday life experiences.

Published in 2022 in partnership with Homeney Studio.

Sold out, new edition upcoming.

Excerpts:

What we ordinarily do

Like other notions, the ordinary seems difficult if not impossible to define once and for all. Perhaps that's what characterises it: perhaps it exists "only in this difficulty of accessing what is right before our eyes, and which we must learn to see" [Pierre Fasula et Sandra Laugier (dir.), Concepts de l’ordinaire]. But perhaps we shouldn't try to capture it in things, to observe it an object located at a distance. Rather, it emerges and is perceived closer to us, it adheres to our own gestures like a certain quality that diffuses from them and that we can feel in everything we do ordinarily. These adverbial forms are better suited to capturing this quality than the overly abstract noun ("the ordinary") or adjective ("ordinary life"), whose use is often limited to indicating what, in contrast to what really matters, is not memorable, significant or worthy of attention, to indicating what, in a word, is not extra-ordinary. The adverbial forms make it clear that the ordinary cannot be absolutely detached from the concrete actions of which it constitutes a certain modality. The ordinary is not itself something or even an atmosphere in which we are immersed and from which we would sometimes like to escape. In fact, it is not even a quality, in the sense of a stable property of things. We create the ordinary through our gestures and actions. It is one of our ways of doing things.

What we do ordinarily doesn't quite cover what we do daily. Nor, for that matter, what we habitually do. Habit is sometimes irrational, often suspected of being arbitrary. It appears as the mechanical repetition of gestures whose authority comes precisely from their repetition and the practical effectiveness that this confers on them. And habit acts, to use Proust's images, like an "eraser", with "analgesic effects"  on our sensibility: what we do by habit almost no longer appears to our consciousness, "most of our faculties remain asleep, because they rest on habit, which knows what needs to be done and has no need of them" [In Search of Lost Time]. So habit numbs us, even if it is useful.

[…]

Cultivating daily life

Everyday life is sometimes devalued, reduced to the banal and indifferent in favour of seemingly rare and striking experiences. Yet we can cultivate it, to prevent it sinking into insignificance and to develop fruitful experiences.

To cultivate is to work to make things flourish and bear fruit. The word goes back to the Latin cultus, itself derived from the verb colere, which combines the meaning of "to cultivate the land" (which gave "culture", first in the agrarian sense and then, by derivation, in the symbolic and social sense of "cultural") and the meaning of "to venerate, to honour" (from which comes "cult"). Its Indo-European root khwel- "conveys the idea of 'taking care of', hence 'dwelling in and enhancing (a place where one lives)', and on the other 'honouring as sacred', hence the two notions of cultivating and worshiping" [Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française]. Cultivation is work, but it is work that is akin to care or deferential concern for what we work in order to develop, and from which we hope for a beneficial and generous reaction; it is a rigorous activity that, at the same time, strengthens the intimate link between the individual and what they are working on.

As part of his defence of political ecology, philosopher and journalist André Gorz has promoted the idea of a "culture of everyday life" [Éloge du suffisant], which he defines in opposition to the specialised knowledge of experts, to the "expertocracy" that dominates and oppresses individuals caught up in the capitalist system. This culture of everyday life refers to "the body of intuitive knowledge, vernacular know-how [...], habits, norms and behaviours that are taken for granted, thanks to which individuals can interpret, understand and assume their place in the world around them". It is one of the conditions of the autonomy of individuals, one of the conditions of their freedom and of the preservation of their "lived world", that is to say the "world accessible to intuitive understanding and pratico-sensory grasp". The world in which authentic experiences can take place. While the idea of something being "taken for granted" may be nuanced, the idea of a culture of everyday life highlights the variety and complexity of our habitual interactions with the world and the many faculties we exercise within it. It highlights the potential of our everyday experiences, whether sensitive, practical or cognitive. But these experiences can dry up if they are not cultivated themselves, or if they are impoverished by an all-consuming economic rationality that turns them to its own profit for exclusively financial gain.

From another perspective, centred on art and aesthetic experience, pragmatist philosopher John Dewey has invited us to think about the continuity between everyday life and experiences in the strongest sense of the term. These experiences, which are not exclusively confined to specific contexts, are at the same time actively conducted, unified and dynamic: […]

Attention

[…] To be attentive is to tend towards (ad-tendo), to increase and concentrate, to intensify and sharpen our perceptive activity towards an object whose presence has called out to us, in response to that presence which would otherwise remain indistinct or withdrawn within the perceptive field. Instead of quickly skimming over what we perceive, we linger over it and scrutinise it. To a certain extent and in the same movement, attention also implies suspending the other phenomena that fill our perceptual field, it "implies the withdrawal of certain objects in order to deal more effectively with the others" [William James, The Principles of Psychology].

But attention can also be open and floating, though keen; being attentive then means allowing opportunities for surprise to arise, discovering unsuspected aspects in everyday objects. Like Leonardo da Vinci, it can mean seeing countries "with their mountains, their rivers, their rocks, the trees, the moors, the great valleys", in the stains or mixed stones of an all-too-familiar wall, which then come together in new configurations [A Treatise on Painting]. In this way, we can watch and wait (the French verb attendre also comes from ad-tendo) for the appearance of what philosopher Jean-Marie Schaeffer calls "attentional signs", fortuitous similarities, images born of chance that appear as if they were the products of an intentionality [Les Célibataires de l’art].

Paying attention to objects and things also means opening up the possibility of appreciating them, tasting them and even loving them. Attention can then become consideration and concern. When we are attentive (attentifs), we are caring (attentionnés). We can then take real pleasure in looking after them. They will last longer, and they may even gain in aesthetic value thanks to the soft patina of age that our attentions give them. There's no doubt about it, "there's always something to be gained from giving familiar objects the attentive friendship they deserve" [Gaston Bachelard, The Flame of a Candle].